Pour cette
nouvelle saison, Riccardo Muti s'attaque cette fois à la rare Iphigénie
en Aulide de C.W. Gluck, choix courageux pour la première ouverture
se tenant au Teatro degli Arcimboldi (la dernière reprise milanaise
remonte à 1959). Maître d'oeuvre d'une magnifique Iphigénie
en Tauride à la Scala il y a une dizaine d'années puis
d'une belle Armide, Muti clôt ainsi la "trilogie française"
du compositeur.
L'ouvrage suit de près la tragédie
de Racine, inspirée d'Euripide, dont elle réduit à
trois les cinq actes :
Au début de la guerre de Troie,
Agamemnon est bloqué en Aulide par des vents défavorables.
Calchas lui révèle qu'il
doit sacrifier à Diane sa propre fille Iphigénie. Celle-ci
accepte de se plier à la volonté des dieux, mais son fiancé
Achille, prévenu par Agamemnon, s'oppose au sacrifice.
Diane, bonne fille, accorde d'une
main sa grâce et de l'autre les vents attendus.
Dans la version originelle, Iphigénie
épouse Achille, mais Riccardo Muti a préféré
introduire le final de la version arrangée par Richard Wagner et
créée en allemand à Dresde en 1847 : en contrepartie
de l'annulation du sacrifice, Iphigénie doit devenir la prêtresse
de Diane en une contrée éloignée (en Tauride, pour
ceux qui n'ont pas vu le second épisode).
Nous entendons donc ici la musique
de Wagner et les vers allemands retraduits en français pour cette
reprise, choix curieux de la part d'un maestro considéré
comme étant d'une fidélité absolue aux partitions,
et qui ne corrige pas de manière très convaincante les faiblesses
évidentes du final originel.
Le mythe est quant à lui plus
cruel encore : Iphigénie, trompée par son père qui
l'attire en Aulide en lui promettant la main d'Achille, sera égorgée
sur l'autel d'Artémis devant l'armée grecque réunie
; cet acte inspirera à Clytemnestre la haine qui l'amènera
au meurtre d'Agamemnon.
L'ouvrage tient une place à
part dans l'histoire musicale. Vingt ans auparavant, la Querelle des Bouffons
avait vu s'affronter les tenants de la tragédie lyrique illustrée
par Rameau et ceux de l'opéra italien, supposé "plus naturel"
et défendu par Rousseau. Comme toujours aussi clairvoyant, le Genevois
aura ce trait définitif : "Les Français n'ont point de musique
et n'en peuvent avoir, ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis
pour eux !" Tout en ménageant habilement le philosophe, l'ancien
professeur de musique de Marie-Antoinette propose avec cette première
Iphigénie
une synthèse de la tragédie lyrique française et des
vertus de simplicité de l'opéra italien. Pour nos oreilles
"modernes", il y a une certaine distance entre les ambitions affichées
et le résultat obtenu : Gluck ira plus loin dans ses compositions
ultérieures. Mais, même ainsi, l'oeuvre constitue effectivement
la première pierre d'un certain renouveau du drame lyrique.
L'ouverture n'est pas une pièce
décorative mais une sorte de préface au drame qui va se jouer.
Les airs sont d'une coupe sobre et digne et témoignent de la recherche
d'une certaine "vérité" par l'absence d'ornementations décoratives.
Le texte de Le Blanc est dans la même veine : il exige du chanteur
des vertus déclamatoires bien rares à notre époque.
C'est malheureusement là que
le bât blesse le soir du 21 décembre. Succédant à
Violetta Urmana, Irini Tsirakidis est une Iphigénie hors de propos,
au français incompréhensible, et qui n'a aucune conscience
des richesses d'un texte auquel elle ne comprend visiblement rien. Mal
à l'aise dans la tessiture, elle tente de faire de beaux sons là
où l'on attend autorité et grandeur dans l'expression. Alternant
avec Daniela Barcellona, Robynne Redmon est une Clytemnestre un peu plus
investie, mais encore plus en difficulté vocalement et pas davantage
compréhensible. David Pittman-Jennings, qui assure l'intérim
de Christopher Robertson, aboie quant à lui plus qu'il ne chante.
Les autres chanteurs sont ceux de la
première. En Achille, rôle de haute-contre très difficile
à trouver de nos jours (voir l'article
de Bernard Schreuders ), la Scala a eu l'idée intéressante
de distribuer le ténor Stephen Mark Brown, habitué des tessitures
rossiniennes (cf. notre critique du Siège
de Corinthe à Lyon). Certes, la voix est un peu blanche, mais
le style et l'engagement sont impeccables (et toutes les notes y sont !).
On comprend enfin le texte, si important, de Le Blanc, et il est probable
que Brown le comprenne aussi ! Ildar Abdrazakov est un Calchas de belle
allure et les autres rôles sont correctement tenus.
Le 21, Riccardo Muti est
toujours dans la fosse, mais je dois avouer que je ne retrouve pas les
splendeurs orchestrales d'Iphigénie en Tauride, sans doute
en raison de la réverbération excessive de la salle, qui
vient gommer la précision légendaire du maestro.
La production de Yannis Kokkos
est d'un classicisme de bon goût mais sans grand intérêt
théâtral. Au premier plan, un plancher blanc et, à
gauche, un grand escalier tout aussi immaculé. A droite, des sortes
de figures de proue dorées, suspendues dans les airs (sans doute
le port où attendent les bateaux grecs). Au fond, un décor
confus de bosquets où évoluent quelques danseurs et quelques
figurants dont on voit le sommet du crâne par le biais d'un gigantesque
miroir incliné à 45°. Les quelque 250 costumes sont superbes.
La direction d'acteur est réduite à sa plus simple expression
: avec de tels chanteurs, inutile de dire qu'on s'ennuie ferme ! Les nombreux
ballets sont en revanche bienvenus : la chorégraphie de Mischa Van
Hoecke est simple et bien exécutée, en accord avec la musique.
Au global, une tentative
intéressante, mais qui a peu de chances d'aboutir à la réintégration
de l'oeuvre au répertoire courant des théâtres internationaux.
Placido
Carrerotti