L'opéra
de la misère humaine
On le dit souvent, un des rôles
de l'opéra est de procurer du rêve. Avec De la maison des
morts, Janacek installe le cauchemar. Le cauchemar de l'anéantissement
humain. La négation de l'homme prisonnier d'un univers concentrationnaire.
Un monde carcéral où il n'y a rien. Un monde de rien. Un
vide terrifiant. Pour échapper à leur mortel destin, des
criminels errant dans un cachot sombre et sans horizon tentent d'exister
à travers la narration de leurs propres crimes. Cet unique épisode
de leur pitoyable vie est leur raison d'être parce que, peut-être,
dans ce néant existentiel, un autre condamné pourrait en
écouter le récit. Infime satisfaction qui pourrait suffire
à leur triste destinée. Ici, pas de luttes de pouvoir, ni
de classes, personne n'est plus assassin que son voisin, plus voleur que
l'autre. Seule reste la pauvre satisfaction d'être peut-être
entendu.
Dans ce microcosme de misère
humaine, le temps perd sa valeur. La mort demeure l'unique échéance
tangible. Vaquant à des occupations fantomatiques, plombés
sous des rangées de méchants plafonniers, les prisonniers
déambulent, sans but. Ils cheminent lentement, évitant de
heurter un voisin de peur de troubler la routine des jours. Des lits de
fer recouverts d'une paillasse entourent les quelques tables et bancs de
bois d'un hypothétique réfectoire bordant la tuyauterie des
robinets et de la longue vasque faisant office de salle d'eau. Dans un
angle, un prisonnier cuit inlassablement du thé. Les personnages
de cette non intrigue sont peu à peu envahis de torpeur. Pour répandre
cette lenteur, dans la grisaille des costumes et la noirceur du décor,
pour faire vivre ces zombies sans que l'ennui s'installe chez le spectateur,
il faut la patte d'un Pierre Strosser, passé maître dans la
mise en scène. Il signe ici un spectacle admirablement douloureux,
déclinant sans vulgarité le sombre, le gris, le brun, le
sans relief aplati dans le non-espoir de ces hommes voûtés,
écrasés par leurs passés ; même la pantomime
de Don Juan, unique moment coloré de tout l'opéra, se révèle
misérable tant se referme rapidement ce fugace instant de rêve
humain, de rire.
En compatriote de Janacek, Jiri Belohlávek
dirige sa musique avec un bel Orchestre de la Suisse Romande dont il tire
d'insoutenables stridences aux violons, pour ensuite le laisser s'épancher
dans les quelques rares intermèdes lyriques, plages de temps suspendu.
Une musique parfois obsédante, qui de leitmotiv en répétitions,
exprime sans cesse l'implacable emprisonnement de ces morts-vivants.
L'écriture vocale s'insinue
dans les mêmes courtes aventures narratives. Pas de grands airs,
mais quelques tirades lancinantes, entrecoupées par les interventions
des autres protagonistes qui désirent être entendus à
leur tour. Dès lors, il est difficile de situer une voix par rapport
à une autre, chacun se projetant sur le devant de scène,
prenant à témoin le public pour lui conter son aventure.
Dans cette distribution d'une homogénéité remarquable,
quelques chanteurs se distinguent pourtant. C'est le cas du baryton-basse
Pavlo Hunka (Chichkov), qui s'investit avec une rare authenticité
dans son personnage et offre l'un des moments les plus poignants de l'opéra,
ainsi que du ténor Stefan Margita (Filka Morosov), dont l'à-propos
vocal impressionne.
On pourra ne pas aimer la musique de
Janacek, on pourra détester l'argument de cet opéra, mais
si De la maison des morts n'apporte pas le rêve, la force
de ce spectacle aura eu l'heur de questionner le spectateur responsable
sur la condition humaine. Sans changer le monde mais en changeant l'homme,
qui n'est plus le même après un tel spectacle ; n'est-ce pas
la mission la plus noble de l'opéra ?
Jacques SCHMITT