C O N C E R T S 
 
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LYON
01/10/04

© photo Bruno Amsellem
Arthur HONEGGER

JEANNE AU BUCHER

Oratorio dramatique en 1 prologue
et 11 scènes sur un livret de Paul Claudel

Marthe Keller : Jeanne (rôle parlé)
Daniel Mesguich : Frère Dominique (rôle parlé)
Laurent Soffiati : Le Récitant (rôle parlé)
Christiane Oelze : La Vierge (soprano)
Tanja Baumgartner : Marguerite (mezzo-soprano)
Jane Irwin : Catherine (contralto)
Fabrice Dalis : Porcus, Héraut I, le Clerc (ténor)
François Lis : Héraut II (basse)
Karin Martin-Prével : Mère aux tonneaux (rôle parlé)

Dominique Borrini: Lumières

Orchestre National de Lyon
Choeur de Radio France
Maîtrise de Radio France

Jun Märkl

Auditorium de Lyon, le 1er Octobre 2004



Pour leur première rentrée commune, l'Orchestre National de Lyon et son nouveau directeur musical s'offrent le luxe d'une oeuvre hors des sentiers battus, témoin d'une certaine modernité française. Pour l'occasion, la distribution entendue récemment à Saint-Denis s'est partiellement délocalisée sur les bords du Rhône.

L'oeuvre elle-même est un organisme gigantesque et complexe, "oratorio dramatique" nous dit Paul Claudel, bure théâtrale cousue aux exactes dimensions de sa commanditaire, Ida Rubinstein, danseuse-actrice et prêtresse de la mondanité littéraire dans le Paris des Années-Folles. Pour elle, Claudel a imaginé une forme de théâtre complet, jouant sur les niveaux de narration, de la réalité à un onirisme moite, développant autour de son talent d'actrice une utilisation subtile de la voix. La forme dramatique elle-même est un coup de maître, long retour en arrière de Jeanne liée au poteau d'infamie, de son procès à son enfance, jouant à rebours l'histoire d'une vocation qui, à terme, l'aidera à s'abandonner au renoncement dans la mort. Sur cette trame mêlant les registres du discours (de la parabole biblique à la rudesse du parler du petit peuple, d'une ironie acide aussi lorsqu'il s'agit de tracer à la pointe du burin la figure pitoyable de Cauchon dans la scène du procès), Honegger a donné une partition titanesque dans laquelle la finesse d'une orfèvrerie aux couleurs tendres s'enfle en déferlantes de vagues paroxystiques, dans un perpétuel et très subtil mouvement de balancier.

Märkl, à quelques jours à peine de la diffusion sur les ondes de la lecture de Masur à Saint-Denis, jette toutes ses forces dans cet événement qui marque le début de son règne lyonnais. D'une motricité éprouvante dans son caractère prégnant de course implacable vers l'abîme mystique de la mort de Jeanne, la vision du chef s'avère une prodigieuse scansion verticale de la partition, jouant des masses sonores, des effets de perspective et d'éclairage mis en place par le duo Claudel-Honegger. Il bâtit une vaste arche marmoréenne aux parois de laquelle chaque élément de narration s'accroche tel un relief moussu au tympan d'une cathédrale gothique. Le chef témoigne en outre d'une perception horizontale prodigieuse de la partition, dans son déroulement dramatique, dans l'enchaînement, l'enroulement fluide presque des épisodes entre eux par un subtil jeu de glissements harmoniques. Du magma incandescent que Märkl pétrit avec tant de science on retiendra surtout cette admirable faculté à animer les mouvements de flux et de reflux qui traversent l'oeuvre, la précision acérée qu'il communique aux attaques de l'orchestre (et qui pour quelques instants déstabilise un choeur par ailleurs impeccable dans les ténèbres liminaires). Cependant, si la fièvre, l'ébriété de la direction emporte, c'est dans le jeu poétique que Märkl instaure entre chaque pupitre que réside sans doute le génie du chef. Il faut entendre la causticité de l'accompagnement de la partie de carte, la douceur irradiante du climat brumeux, étale de la forêt, les irisations des flûtes de l'épisode des voix du ciel, comme aussi le charme ténu qui parcourt l'intervention des choeurs d'enfant dans la scène de l'épée de Jeanne.

Peu amène avec ses voix, Honegger a peut-être semé ici la seule embûche qui laisse pour quelques instants un léger goût d'amertume chez l'auditeur. Märkl a sans doute sous-estimé le rôle décisif de la balance entre ses différents effectifs, étouffant souvent ses solistes sous les lourdes moirures de son orchestre-roi. C'est d'autant plus dommage que lorsqu'elles parviennent à émerger, les voix affirment des qualités fort appréciables. Celle surtout de Christiane Oelze, écartelée aux deux extrêmes du drame, tendue à la limite de la rupture, mère de rédemption, consolatrice unique surtout au pied du bûcher. Le timbre, même induré par une ligne aux tensions suicidaires, émane avec une vibration charnelle du flot orchestral sans jamais se rompre. Les voix familières de Jeanne aussi, Catherine et Marguerite trouvent dans cette production deux interprètes sensibles, aux organes confortables, véritables sirènes très justes sur le plan de l'incarnation et vocalement irréprochables. Fabrice Dalis, ténor de caractère à la projection très ample, donne à la silhouette de Cauchon le ton pontifiant qu'elle mérite, traçant un portrait charge spectaculaire (ah! ce sabir incompréhensible dans le jugement), mais sachant aussi plier sa voix à la douceur d'une antienne ressurgie du fond de la mémoire dans la scène de la nuit de Noël. François Lis, enfin, Borée de légende (déjà) pour Minkowski et Pelly, lorsqu'il arrive à surnager au milieu des vagues sonores déchaînées par le chef, affirme un tempérament lyrique et nous offre surtout un grain capiteux, unique.

© photo Bruno Amsellem

Si la partie des récitants est idéalement tenue, les mots manquent pour décrire l'expérience vécue et véhiculée par le duo Mesguich-Keller. Daniel Mesguich, toujours  un peu sur sa réserve distanciée et comme étranger au drame, joue d'une élocution parfaitement calibrée, évoluant d'une rythmique abandonnée et presque traînante à de soudains emportements pour souligner, du bon pasteur au prédicateur furieux, les différentes facettes du rôle de Frère Dominique. Mais c'est l'interprétation de Marthe Keller que parvient seule à transcender les contingences humaines du spectacle et à nous donne le sentiment de traverser pour quelques instants les limites de l'entendement humain. Enfant naïve, vierge glorieuse, femme enfin conduite au supplice, la Jeanne de Marthe Keller joue de toutes les formes de vocalité jusqu'aux infimes modulations d'une comptine, ânonnée et rompue de sanglots. Mater dolorosa portant le fardeau d'une France meurtrie, l'actrice souffrant dans sa chair le supplice de la jeune femme, exténuée et comme brisée à la fin du spectacle, renouvelle le temps d'un finale qui touche aux cimes de l'empathie le sacrifice christique, dans ses dimensions sacrée et humaine, rattrapée par la peur de l'abandon divin. Figure d'universalité à laquelle chaque vie conduite par le sentiment de la vocation peut être relue, Marthe Keller instille au mot ce qui ne peut s'apprendre et ne peut que s'éprouver, la qualité du sentiment, une forme de fraîcheur qui donne à son interprétation une portée symbolique toute particulière, ruisselante de bonté et d'abnégation. Sans doute l'auditeur n'est-il pas prêt d'oublier son évocation tendre du "petit bout de femme" comme aussi son exhalaison suprême du "Que c'est beau pour Jeanne la Pucelle de monter au ciel au mois de mai" et sa vision du bûcher, sa peur de "cette fumée qui étouffe"...

Un spectacle riche donc, une exécution musicale proche de l'excellence, n'étaient quelques rares problèmes de gestion dans le rendu de la partie vocale, orchestralement de premier ordre, nourrie d'une vraie réflexion sur la construction et la trame sonore imaginée par Honegger. Mais surtout un parcours humain solaire au-delà même de l'art, simplement évident.
 
 

Benoît BERGER
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