Pour leur première rentrée
commune, l'Orchestre National de Lyon et son nouveau directeur musical
s'offrent le luxe d'une oeuvre hors des sentiers battus, témoin
d'une certaine modernité française. Pour l'occasion, la distribution
entendue récemment à Saint-Denis s'est partiellement délocalisée
sur les bords du Rhône.
L'oeuvre elle-même est un organisme
gigantesque et complexe, "oratorio dramatique" nous dit Paul Claudel, bure
théâtrale cousue aux exactes dimensions de sa commanditaire,
Ida Rubinstein, danseuse-actrice et prêtresse de la mondanité
littéraire dans le Paris des Années-Folles. Pour elle, Claudel
a imaginé une forme de théâtre complet, jouant sur
les niveaux de narration, de la réalité à un onirisme
moite, développant autour de son talent d'actrice une utilisation
subtile de la voix. La forme dramatique elle-même est un coup de
maître, long retour en arrière de Jeanne liée au poteau
d'infamie, de son procès à son enfance, jouant à rebours
l'histoire d'une vocation qui, à terme, l'aidera à s'abandonner
au renoncement dans la mort. Sur cette trame mêlant les registres
du discours (de la parabole biblique à la rudesse du parler du petit
peuple, d'une ironie acide aussi lorsqu'il s'agit de tracer à la
pointe du burin la figure pitoyable de Cauchon dans la scène du
procès), Honegger a donné une partition titanesque dans laquelle
la finesse d'une orfèvrerie aux couleurs tendres s'enfle en déferlantes
de vagues paroxystiques, dans un perpétuel et très subtil
mouvement de balancier.
Märkl, à quelques jours
à peine de la diffusion sur les ondes de la lecture de Masur à
Saint-Denis, jette toutes ses forces dans cet événement qui
marque le début de son règne lyonnais. D'une motricité
éprouvante dans son caractère prégnant de course implacable
vers l'abîme mystique de la mort de Jeanne, la vision du chef s'avère
une prodigieuse scansion verticale de la partition, jouant des masses sonores,
des effets de perspective et d'éclairage mis en place par le duo
Claudel-Honegger. Il bâtit une vaste arche marmoréenne aux
parois de laquelle chaque élément de narration s'accroche
tel un relief moussu au tympan d'une cathédrale gothique. Le chef
témoigne en outre d'une perception horizontale prodigieuse de la
partition, dans son déroulement dramatique, dans l'enchaînement,
l'enroulement fluide presque des épisodes entre eux par un subtil
jeu de glissements harmoniques. Du magma incandescent que Märkl pétrit
avec tant de science on retiendra surtout cette admirable faculté
à animer les mouvements de flux et de reflux qui traversent l'oeuvre,
la précision acérée qu'il communique aux attaques
de l'orchestre (et qui pour quelques instants déstabilise un choeur
par ailleurs impeccable dans les ténèbres liminaires). Cependant,
si la fièvre, l'ébriété de la direction emporte,
c'est dans le jeu poétique que Märkl instaure entre chaque
pupitre que réside sans doute le génie du chef. Il faut entendre
la causticité de l'accompagnement de la partie de carte, la douceur
irradiante du climat brumeux, étale de la forêt, les irisations
des flûtes de l'épisode des voix du ciel, comme aussi le charme
ténu qui parcourt l'intervention des choeurs d'enfant dans la scène
de l'épée de Jeanne.
Peu amène avec ses voix, Honegger
a peut-être semé ici la seule embûche qui laisse pour
quelques instants un léger goût d'amertume chez l'auditeur.
Märkl a sans doute sous-estimé le rôle décisif
de la balance entre ses différents effectifs, étouffant souvent
ses solistes sous les lourdes moirures de son orchestre-roi. C'est d'autant
plus dommage que lorsqu'elles parviennent à émerger, les
voix affirment des qualités fort appréciables. Celle surtout
de Christiane Oelze, écartelée aux deux extrêmes du
drame, tendue à la limite de la rupture, mère de rédemption,
consolatrice unique surtout au pied du bûcher. Le timbre, même
induré par une ligne aux tensions suicidaires, émane avec
une vibration charnelle du flot orchestral sans jamais se rompre. Les voix
familières de Jeanne aussi, Catherine et Marguerite trouvent dans
cette production deux interprètes sensibles, aux organes confortables,
véritables sirènes très justes sur le plan de l'incarnation
et vocalement irréprochables. Fabrice Dalis, ténor de caractère
à la projection très ample, donne à la silhouette
de Cauchon le ton pontifiant qu'elle mérite, traçant un portrait
charge spectaculaire (ah! ce sabir incompréhensible dans le jugement),
mais sachant aussi plier sa voix à la douceur d'une antienne ressurgie
du fond de la mémoire dans la scène de la nuit de Noël.
François Lis, enfin, Borée de légende (déjà)
pour Minkowski et Pelly, lorsqu'il arrive à surnager au milieu des
vagues sonores déchaînées par le chef, affirme un tempérament
lyrique et nous offre surtout un grain capiteux, unique.
© photo Bruno Amsellem
Si la partie des récitants
est idéalement tenue, les mots manquent pour décrire l'expérience
vécue et véhiculée par le duo Mesguich-Keller. Daniel
Mesguich, toujours un peu sur sa réserve distanciée
et comme étranger au drame, joue d'une élocution parfaitement
calibrée, évoluant d'une rythmique abandonnée et presque
traînante à de soudains emportements pour souligner, du bon
pasteur au prédicateur furieux, les différentes facettes
du rôle de Frère Dominique. Mais c'est l'interprétation
de Marthe Keller que parvient seule à transcender les contingences
humaines du spectacle et à nous donne le sentiment de traverser
pour quelques instants les limites de l'entendement humain. Enfant naïve,
vierge glorieuse, femme enfin conduite au supplice, la Jeanne de Marthe
Keller joue de toutes les formes de vocalité jusqu'aux infimes modulations
d'une comptine, ânonnée et rompue de sanglots. Mater dolorosa
portant le fardeau d'une France meurtrie, l'actrice souffrant dans sa chair
le supplice de la jeune femme, exténuée et comme brisée
à la fin du spectacle, renouvelle le temps d'un finale qui touche
aux cimes de l'empathie le sacrifice christique, dans ses dimensions sacrée
et humaine, rattrapée par la peur de l'abandon divin. Figure d'universalité
à laquelle chaque vie conduite par le sentiment de la vocation peut
être relue, Marthe Keller instille au mot ce qui ne peut s'apprendre
et ne peut que s'éprouver, la qualité du sentiment, une forme
de fraîcheur qui donne à son interprétation une portée
symbolique toute particulière, ruisselante de bonté et d'abnégation.
Sans doute l'auditeur n'est-il pas prêt d'oublier son évocation
tendre du "petit bout de femme" comme aussi son exhalaison suprême
du "Que c'est beau pour Jeanne la Pucelle de monter au ciel au mois de
mai" et sa vision du bûcher, sa peur de "cette fumée qui étouffe"...
Un spectacle riche donc, une exécution
musicale proche de l'excellence, n'étaient quelques rares problèmes
de gestion dans le rendu de la partie vocale, orchestralement de premier
ordre, nourrie d'une vraie réflexion sur la construction et la trame
sonore imaginée par Honegger. Mais surtout un parcours humain solaire
au-delà même de l'art, simplement évident.
Benoît BERGER