Voici de ces concerts qui vous emportent, vous
bouleversent puis vous hantent.
D’une part du fait de l’œuvre elle-même,
chef-d’œuvre d’Arthur Honegger et Paul Claudel, d’autre part du fait d’une
exécution proche de la perfection.
Tout dans cette production semble avoir fait
l’objet d’un soin particulier et l’équilibre si délicat à trouver dans une
œuvre qui mêle récitation, chant et symphonie, était, ce soir-là, miraculeux.
Fabrice Bollon mène l’ensemble d’une main sûre,
avec une direction sobre, sans emphase, d’une grande clarté et surtout d’une
grande émotion tout en privilégiant le souffle et une conduite dramatique très
efficace. Aucun moment à vide dans cet oratorio d’une heure et demie. Aussi
attentif aux récitants qu’aux chanteurs, il impressionne par sa maîtrise qui a
l’apparence de l’évidence et de la simplicité.
On reste pantois devant la qualité des acteurs
réunis et par leur implication.
Romane Bohringer est complètement possédée par
son personnage, une Jeanne jeune, féminine, terrienne. Tantôt exaltée, tantôt
pensive, elle éblouit à tout instant, elle irradie par son regard, ses gestes,
rares et modérés, et surtout sa voix qu’elle maîtrise avec grand art. Une voix
qui jamais ne se brise (elle est intacte en fin de soirée) et qui fait passer
les émotions les plus diverses et les plus subtiles d’une simple parole.
Romane Bohringer nous émeut, nous séduit, nous bouleverse, nous tire les
larmes… Du grand art véritablement.
A ses côtés, Pascal Greggory est tout de douceur
et de sobriété. Déroutant pour certains sans doute, Greggory semble être ici
l’antithèse de Romane Bohringer : voix calme, attitude toujours sereine,
présence très discrète. Tout semble avoir été fait pour distinguer très
nettement les deux personnages par Nicole Aubry, la responsable de la
direction d’acteurs. Pascal Greggory émeut par sa sobriété et ne cherche
nullement à tirer la couverture à lui. Il n’en est pas pour autant dans
l’ombre, loin s’en faut, car il sait lui aussi user d’une voix envoûtante et
il faut lui savoir gré de cette prestation risquée mais admirable.
Il était a priori difficile de côtoyer de
tels acteurs, et pourtant aucun des récitants ne s’est trouvé diminué, bien au
contraire, à commencer par Jean Lorrain, stupéfiant narrateur qui dès ses
premiers mots (« Il y eut une fille qui s’appelait Jeanne ») cloue le
spectateur dans son fauteuil. Une voix richement timbrée, une présence
écrasante, des expressions de visage à l’avenant, il est aussi à l’aise dans
la veine sérieuse que dans la veine comique (Heurtebise), une impressionnante
personnalité. Nicolas Oton, en deuxième récitant, le seconde habilement, tout
comme Eve Ledig, absolument parfaite dans le court rôle de La mère aux
tonneaux.
Des solistes, on distinguera Gilles Ragon. Ce
chanteur ne cesse d’étonner par la métamorphose qu’il a imprimé à sa carrière.
Parti du répertoire baroque, où il chantait en haute-contre, il s’est
progressivement penché sur des rôles plus lourds pour arriver à incarner
aujourd’hui des rôles de Britten ou encore Mime du Ring. Quand on entend son
incarnation de ce soir, on est stupéfait du résultat. Une voix belle, solide
(impressionnants aigus du Porcus), ne négligeant pas le registre grave,
une articulation parfaite : il fait merveille. A cela, ajoutons son aisance à
passer du chanté au parlé et ses qualités incontestables de comédien, et nous
aurons fait le tour d’une totale réussite.
Les superbes voix de Stefan Adam et de
Marie-Nicole Lemieux parfont l’ensemble. Les soprano Jana Buechner et Cécile
de Boever séduisent également même si l’on aurait souhaité timbres plus
éthérés et des aigus moins écrasés.
La maîtrise de Colmar convainc par sa grande
homogénéité tandis que le Chœur de l’OPS, en progrès constants, assure
remarquablement sa partie complexe.
Quant à l’Orchestre, il brille : des pupitres
sûrs, une belle sonorité (notamment de la part de la flûtiste solo qui a
visiblement remplacé une autre soliste au son gras et déplaisant), une
présence forte, c’est un vrai bonheur de l’entendre ainsi. Nous sommes loin
des musiciens tétanisés dirigés par Marc Abrecht lors d’une 2ème de
Mahler assez terne il y a un mois.
Ajoutons enfin une mise en lumière sobre mais
efficace (des éclairages colorés changeants), et une très bonne sonorisation
des voix parlées (qui ne submergent jamais le tissu musical). La mise en
espace quant à elle est très économe, trop peut-être, et ne peut que donner
envie de retrouver cette réunion de talents à l’Opéra, avec une mise en scène
profitant d’un grand plateau.
On a l’impression lors de ce concert que la
fusion était telle entre tous les partenaires, qu’on ne saurait dire si les
acteurs emportaient les musiciens dans leur sillage, ou si l’orchestre par
exemple portait les chanteurs et les récitants, tous étaient à l’écoute les
uns des autres et il faut féliciter Fabrice Bollon et Nicole Aubry d’avoir su
créer cette synergie électrisante qui nous valut des moments d’une intensité
rare.
Pierre-Emmanuel Lephay