Pour moi, toute nouvelle production
de Jenufa se trouve confrontée au spectacle mémorable
du Châtelet en 96. Dirigée par Simon Rattle, mise en scène
par Stéphane Braunschweig, chantée par Nancy Gustafson, Anja
Silja, Philip Langridge, Graham Clark, cette production restera l'un de
mes plus beaux souvenirs lyriques, et le plus gros triomphe auquel j'ai
assisté.
Cette production touchait, remuait,
bouleversait, du fait d'une alchimie parfaite entre chef, chanteurs et
metteur en scène. Les opéras de Janacek ne marchent, je crois,
qu'au prix d'un intense travail d'équipe et d'une vision scénique
puissante qui entraîne le tout. On aura beau rassembler des chanteurs
convaincants et un chef passionné, le spectacle ne fonctionnera
pas pour autant. Nous en avons eu la preuve à Nancy.
En effet, Sebastian Lang-Lessing fut
excellent à la tête de son Orchestre Lyrique et Symphonique
de Nancy, en constant progrès, mais qui se heurte malgré
tout ici, à une partition à l'écriture extrêmement
difficile et exigeante pour l'orchestre. Les raccords entre les nombreux
et brutaux changements d'intensité, de tempo, de climat, se faisaient
parfois sentir, mais on aura par ailleurs apprécié des soli
magnifiques du premier violon, ainsi que du pupitre des cors, bien plus
sûr que dans le récent Tannhaüser. Tout juste
reprochera-t-on à Sebastian Lang-Lessing d'avoir fait jouer "Jalousie",
cette superbe et intense pièce orchestrale (initialement prévue
par Janacek pour être l'ouverture de l'opéra) au début
du 3ème acte. Elle n'a non seulement rien à faire dans la
représentation (puisque Janacek l'a finalement écartée),
et certainement pas au début du 3ème acte où le climat
est plutôt détendu. Curieuse idée, d'autant plus que
Sebastian Lang-Lessing avait dirigé cette pièce durant un
des concerts symphoniques de l'Orchestre quelque temps auparavant.
L'équipe de chanteurs réunie
était belle, mais pas totalement convaincante. Eva Jenis est une
familière de Janacek (elle a déjà chanté Katia
Kabanova, notamment à Nancy, ainsi que la Petite Renarde Rusée,
notamment dans une superbe production au Châtelet là encore),
mais c'était pourtant ici sa première Jenufa. La chanteuse
est à l'aise dans cet univers, elle touche par un chant nuancé
et une incarnation vivante, mais je trouve que la voix, assez imposante
et large, manque de fragilité, d'innocence et de vulnérabilité,
qualités propres au personnage de Jenufa (la voix d'Elisabeth Sodeström,
par exemple, était absolument parfaite pour ce rôle).
Helga Thiede possède par contre
la voix idéale pour la Kostelnicka, une solide voix de soprano,
très imposante, avec des aigus à la Anja Silja, très
perçants et puissants, la ressemblance entre les deux chanteuses
était parfois frappante. Mais que manque-t-il donc à Helga
Thiede pour atteindre au sublime d'Anja Silja dans ce personnage ? Le génie,
l'aura, du moins, l'émotion, tout simplement. En effet, si Helga
Thiede possède la voix du rôle, impressionne par son chant,
elle ne touche pas et pratiquement à aucun moment elle n'émeut...
C'est un peu un comble pour ce rôle en or, mais c'est pourtant le
constat amer que l'on est obligé de faire...
Avec le Laca de John Horton Murray,
nous avons et la voix, et l'émotion. Très beau. Tout juste
peut-on peut-être lui reprocher de ne pas avoir le physique idéal
du personnage (il faisait un peu trop âgé...). Par contre,
Kevin Anderson a le physique idéal du rôle de Steva... mais
pas la voix...! En effet, les aigus, souvent sollicités, manquaient
d'ampleur, de "soleil", et si l'incarnation était réussie,
la voix ne traduisait pas assez le côté vantard et insolent
du personnage. Sheila Nadler était très (trop ?) sonore en
aïeule, tandis que la voix de Cassandre Berthon (Jano) m'a paru entachée
d'un vibrato serré assez désagréable dans l'aigu.
La famille Rychtar (le Maire, sa femme et sa fille) apportait plus de satisfaction,
surtout le Maire de Jean-Philippe Marlière, ainsi que le contremaître
de François Harismendy. Les choeurs, de Nancy et Montpellier, étaient
superbes.
Venons-en maintenant à la mise
en scène, de Jean-Louis Martinelli, qui est, je crois, responsable
de la déception d'ensemble. Son principal défaut était
le manque d'intensité, de force, d'émotion. Si elle n'était
pourtant pas dénuée d'idées, notamment parfois dans
la direction d'acteurs, elle était par ailleurs curieusement pauvre,
tournait à vide, ou était carrément "à côté"
dans certains moments-clé, comme les fins des 1er et 2ème
actes assez consternantes. Ainsi, à la fin du 1er acte, Laca donne
le coup de couteau à Jenufa de manière très lente,
alors que tout, à commencer par la musique, laisse à penser
que c'est un geste impulsif et violent. De même, tandis que la musique
tournoie ensuite dans un tourbillon étourdissant, symbolisant l'agitation
et l'émotion des personnages, l'immobilisme que l'on voit sur scène
semble complètement hors de propos, le comble étant le contremaître
qui apostrophe Laca fuyant et ce, derrière une chaise, sans même
le regarder...! On avait en fait l'impression que les chanteurs étaient
tantôt bien dirigés, tantôt parfois complètement
laissés à eux-même...
D'autres moments de paroxysme musical
ne trouvaient pas d'équivalent dans la mise en scène, telle
une trop sage fin de 2ème acte ou encore, au 3ème acte, quand
la foule crie sur Jenufa : "Lapidez-là", après que l'on a
découvert le cadavre de son enfant, on ne voit personne s'en prendre
à Jenufa, et quand Laca crie : "Que nul ne se risque à la
toucher, je vous achèverais de mes poings nus", cela tombe complètement
à plat (le pire est que Laca jette alors un figurant à terre,
alors que celui-ci n'avait strictement rien fait auparavant !! Ridicule).
Notons enfin que durant le final du
3ème acte, lorsque Laca et Jenufa se retrouvent seuls, Jenufa ne
semble nullement heureuse de voir Laca rester avec elle malgré tous
les événements, pourtant, là encore, le texte et la
musique ne laissent plus croire à un mariage de raison, mais véritablement
à un mariage d'amour...
Bref, une mise en scène qui
passe trop à côté de la musique. Vu le parcours de
Jean-Louis Martinelli, il semble que cette Jenufa ait été
l'une de ses premières mises en scène lyrique. Cela montre
une fois de plus que l'on ne s'improvise pas metteur en scène d'opéra,
et que réussir au théâtre n'implique pas forcément
réussir à l'opéra...
Pierre-Emmanuel LEPHAY