Janacek
superstar ! C'est un peu le constat que l'on fait à la lecture des
programmations des maisons d'opéra du monde entier... Janacek est
partout et partout célébré ! C'est que son oeuvre
est magnifique, puissante, riche de facettes multiples qui rendent son
profil à la fois insaisissable et idéalement changeant. C'est
que cette musique de mots, cette mélodie du texte sur laquelle le
compositeur a tant travaillé aiguillonne la curiosité. C'est
que l'humanité trouble et troublante de ses compositions en appelle
à l'empathie de chacun, suscitant l'émotion, la révolte
par le chant continûment poignant de son âme ardente.
Janacek fait donc escale en bord de
Rhône pour un triptyque très attendu, conçu autour
du principe unificateur d'une direction musicale comme d'une direction
d'acteurs unique. C'est avec Jenufa que se déploie le premier
panneau de cette fresque bigarrée de sentiments mêlés.
Jenufa
c'est un peu l'enfant chéri de Janacek, cet enfant dont il accoucha
dans la douleur. Plus d'une décennie de composition marquée
par les vicissitudes de la vie, la perte de sa propre fille, voilà
bien pour le compositeur matière à sculpter un monument gigantesque
de douleur corrosive. Un peu bavarde au premier acte, un peu superficielle
au dernier (mais l'aveu de la Sacristine est si puissant, et la trouée
lumineuse du finale si belle d'espoir béant), la musique vaut pour
un deuxième acte crucifiant, d'un dramatisme puissant, d'une violence
débridée et crûment mise à nu... La construction
est simplement démoniaque, chirurgicale, découpée
avec la précision du scalpel.
Ce dramatisme, cette course à
l'abîme qui mène de l'amour inavoué et inavouable à
l'infanticide, le chef Lothar Koenigs sait le rendre comme peu. Il n'offre
que de rares plages de lyrisme pur, peu d'occasions d'épanchements
à son équipe. Seuls la prière de Jenufa au II et le
finale pourront s'épanouir réellement, dans un temps soudain
dilaté, épais, moite d'un sentimentalisme autant sublimé
qu'assumé. Autour de ces épisodes clés, le chef fouette
un orchestre chauffé à blanc, installe des climax
hitchcockiens, pousse chacun dans ses derniers retranchements. Point de
post-romantisme ici, mais la rugosité d'un terroir alla Zola,
pour des danses rudes, pour des affrontements titanesques, suant la peine
et le sang dans ce monde villageois dur, le temps d'un deuxième
acte surtout empoigné à bras le corps, pétri violemment,
parcouru de spasmes, de lames de fonds brûlantes, de couleurs acides,
d'éclairs, suffocant de passions enchevêtrées.
Lenhoff joue, lui, plus de l'image
d'Epinal que Koenigs. Le premier acte passe sans vertiges, le troisième
n'existe qu'à partir du monologue de Kostelnicka ! Mais quel deuxième
acte ! Dispositif minimaliste mais génie de la direction d'acteurs.
Et quel jaillissement du geste surtout ! Quelle science de l'éclairage
! Quelle puissance évocatrice dans la gestion du corps des chanteurs.
Il faut voir à la fois le naturel de la vieille Buryja à
l'acte 1, l'imperturbable sentiment de quotidien qu'elle sait mettre à
ses gestes mécaniques. Il faut voir la violence des corps tendus
dans l'affrontement entre Laca et Jenufa à la fin du même
acte. Il faut voir surtout tout ce que Lenhoff suscite autour du personnage
de Kostelnicka, la silhouette qu'il lui crée, la virulence de ses
déplacements, la justesse, la précision quasi métronomique
de chacune de ses actions, de ses regards, des ses affaissements comme
de ses élancements soudains...
C'est aussi que l'équipe est
d'exception. On ne détaillera pas les caractères divers de
la faune villageoise qui entoure les protagonistes. On citera simplement
le très beau Contremaître de Jonathan Veira, stature immense
et voix idéalement rugueuse. On applaudira la Buryja ravagée
mais vive, et humaine, et maternellement maternante de Menai Davies, grand
mère jetée dans le tourbillon des passions trans-générationnelles.
On saluera le Steva englué de contradictions de Valentin Prolat,
voix tendue, présence fauve, pris au piège de ses amours
contrariées d'alcool. On félicitera le Laca de Robert Brubaker,
débarqué l'après-midi même en remplacement du
titulaire souffrant. Que dire cette incarnation incandescente, de cette
voix rude, torrentielle, poussée aux extrêmes de la dynamique?
Que dire que cette silhouette jalouse, violente, de ce coeur tourmenté
d'un amour non partagé mais gonflé de pardon, et justement
d'amour?
Orla Boylan
© Gérard Amsellem
(www.opera-lyon.com)
Pour qui aura Mattila ou mieux encore,
Jurinac dans l'oreille, la Jenufa de Orla Boylan, elle, déstabilisera.
La voix n'est pas belle; le timbre est quelconque, quand bien même
la projection est solide. La couleur est sèche, les écarts
de dynamique frôlent l'hystérie... Mais l'investissement irradie
la scène, de la fille bonnasse, de la gentille adolescente "popote"
de l'acte 1 à la fille perdue du 3. L'acte 2 où convergent
les caractères majeurs de l'oeuvre verra là encore naître
une présence transcendante, une Jenufa transfigurée par la
maternité, seconde Vierge presque qui donne une prière tétanisante,
d'une ferveur abandonnée, d'un lyrisme las, épuisé,
qui tire les larmes des yeux.
Mais fera-t-on injure à cette
équipe magistrale en disant que c'est vers Kostelnicka que convergent
tous les regards ? Car la Sacristine c'est ici Anja Silja et c'est tout
dire... Qu'elle ne fasse que traverser la scène au premier acte
et déjà la chair de poule révulse le spectateur, sa
gorge se noue. Qu'enfin elle ouvre la bouche et l'on touche au mythe. Non
Anja Silja ne chante plus guère : elle parle, elle rugit, elle criaille,
elle hurle, elle trémule surtout mais elle existe, elle vit, elle
palpite et se consume sous nos yeux. Oui Anja Silja pousse péniblement
la note entre les deux extrêmes d'un gigantesque trou d'une octave
au moins. A-t-elle seulement jamais eu beaucoup de grave? Elle n'a en tout
cas plus qu'un pauvre souffle rauque, jeté à la volée
par-dessus l'orchestre. Quant au medium, c'est une espèce d'erratique
champ de ruines, parcouru des restes d'une architecture sombre, solide
toujours et par-là même d'autant plus troublement fantomatique...
L'aigu lui est toujours là, percutant, dardé, droit comme
un javelot, blanc comme l'acier et qu'importe sil s'apparente plus (mais
n'est-ce pas un peu le cas depuis toujours ?) à un glaçant
hululement de chouette nocturne ! Le 2 n'en sera que plus parcouru d'éclairs,
de fulgurances, d'une montée en puissance de l'intransigeance de
la Sacristine, prête à s'humilier pour le salut des conventions
sociales, jetée à genoux aux pieds de Steva, pleurant l'honneur
de son nom. Infanticide elle n'aura jamais été, paradoxalement,
si humaine jusqu'à l'aveu du 3 frémissant, charriant le sentiment
poisseux du crime consommé et assumé ! Silja met le public
à ses pieds et rarement l'assistance traditionnellement réservée
de l'Opéra de Lyon se sera ainsi laissée aller à une
ovation aussi spontanément pleine de gratitude.
On ressort de cette Jenufa perclus
de coups, laminé, l'esprit hagard... A-t-on seulement vu un opéra?
A-t-on seulement entendu une musique d'exception? N'a-t-on pas participé
en fait à un événement déjà légendaire?
On rentre chez soi avec dans l'oreille, encore, les accents transportés
de la prière de Jenufa, avec aussi le timbre d'un Laca d'exception
rivé au coeur, avec enfin quelque part au creux de l'estomac, comme
un coup de poing violemment asséné, le souvenir d'une Kostelnicka
statufiée, effondrée sur son piédestal fragile. A
tout cela on sait que l'on vient de décrocher un petit bout d'éternité.
Benoît BERGER