DIABLE D'HOMME...
Pendant longtemps, le répertoire
lyrique léger et le répertoire dramatique vécurent
heureux et eurent beaucoup d'enfants, les mêmes compositeurs passant
parfois de l'un à l'autre genre avec un égal bonheur.
A partir du milieu du XIXème
siècle, l'opéra-comique français a glissé vers
l'opéra-bouffe puis vers l'opérette ; dans le même
temps, l'opéra a décidé de devenir sérieux
: à quelques oeuvres mineures près (1)
et
à l'exception notable du Falstaff verdien, voici les deux
genres situés sur deux trajectoires bien différentes.
Tandis que l'opéra cède
aux sirènes du modernisme et se coupe pour un temps du public le
plus large, l'opérette subit une nouvelle mutation dans les pays
anglo-saxons en devenant le musical (2)
(et tant pis si je caricature).
La rupture est consommée à
partir des années 30 avec l'arrivée des moyens de sonorisation
qui vont susciter un tout nouveau type d'émission : une révolution
analogue à "l'invention" de l'ut de poitrine par Duprez cent ans
auparavant (3).
Depuis une vingtaine d'années,
une tendance sporadique au rapprochement de deux genres s'observe : enregistrement
des classiques de la comédie musicale par des stars du lyrique (South
Pacific avec Carreras et Te Kanawa, Man of la Mancha avec Domingo...),
récitals consacrés au genre (le fabuleux "Leading man" de
Thomas Hampson ou plus récemment les duos Terfel /Fleming)... tout
ceci concernant un répertoire relativement ancien.
Peu de compositeurs lyriques tentent
l'expérience : Britten en est peut-être le plus proche, par
exemple avec Albert Herring, voire Stravinsky avec The Rake's
Progress.
Il en va différemment chez les
compositeurs de musicals ; là, c'est plutôt "la roture
fascinée par la noblesse" : Andrew Lloyd Weber puise sans remord
dans le répertoire classique (4),
Stephen Sondheim est joué dans les plus grandes salles (5)...
et voici que nous parvient le premier ouvrage effectivement post-titré
"The Opera".
Retour en arrière sur la source
de l'argument : Le
Jerry Springer Show est une des émissions les plus racoleuses
jamais produites par la télévision. Des couples, trios ou
quatuors viennent publiquement exposer leurs déviances (au sens
"puritain" du terme) : "J'ai couché avec la soeur de ma femme",
ou "avec son frère" ou "avec les deux"... les deux soeurs étant
éventuellement lesbiennes, il n'est pas exclu qu'elles aient couché
ensemble (6).
Toute cette humanité pitoyable est insultée par une foule
dégénérée, dont les répliques fusent
avec esprit et grâce (7).
Le musical reprend le même thème.
Au premier acte, après le "chauffage
de la salle" par Jonathan Wierus, le "warm-up guy", (David Bedella, assez
pénible et dépassé par la tessiture : émission
classique de chanteur de musicals), Jerry Springer (Michael Brandon, véritable
sosie de l'original : rôle parlé) accueille ses invités
: un quatuor composé de Dwight (un vrai ténor d'opéra
(8))
et de ses deux maîtresses Peaches et Zandra qu'il trompent l'une
avec l'autre et avec Tremont, un transexuel (9)
follement épris de lui, puis un trio, réunissant Montel qui
rêve de faire dans des couches et d'être fessé par sa
femme Andrea, flanqué enfin de Baby Jane, sa compagne de jeu pour
ça et bien d'autres choses (10).
Froid et imperturbable, Jerry, ses
sempiternelles fiches en main, relance les affrontements par quelque phrase
lapidaire : "Don't you think we have a problem here ?" qui viennent interrompre
les tirades trop lyriques.
Le tout est agrémenté
de fausses publicités (dont une absolument hilarante sur le Prozac),
d'apparitions de la Walkyrie (la "conscience" de Jerry, qui n'en a pas),
ou de monologues reflétant les sentiments intérieurs des
personnages les plus humains ("This is my Jerry Springer moment").
Ultra chauffée, la salle est
devenu pratiquement intenable et Jerry décide de virer séance
tenante son "warm-up guy" trop impatient.
Le show se termine avec un
dernier couple : Shawntel rêve de devenir "pole dancer" (vous savez,
les strip-teaseuses qui se caressent contre une barre métallique
devant des "biereux" bedonnants, mais son mari Chucky désapprouve
; tandis que Shawntel entame une démonstration, Irene, sa mère,
monte sur scène pour l'insulter ; pour ne pas que Chucky se sente
trop hors du coup, Springer diffuse alors une caméra cachée
où l'on voit le vertueux mari en patron de bars à fesses
et accessoirement membre du Ku Klux Klan.
Tandis que les frères cagoulés
dansent un french cancan endiablé, Jerry s'effondre, blessé
à mort : une balle perdue tirée par son ex-collaborateur.
Dès ce premier acte, la partition
balaye des genres hétéroclites : du rock'n'roll au canon
purcellien, le comique étant alors provoqué par le décalage
entre les tirades ordurières et la beauté de la musique ou
par les interruptions "à froid" de Springer.
Mais le procédé fait
long feu et on est vite lassé par ce qui ressemble à une
farce de potaches boutonneux. A l'entracte, une bonne partie des spectateurs
exprime un certain scepticisme.
Le deuxième acte, très
court, nous mène au Purgatoire. Springer s'imagine d'abord être
à l'hôpital, mais il est tourmenté par des apparitions
qui sont en fait les fantômes de ses anciens invités. Jonathan
apparaît alors et se présente comme Satan : il a besoin de
Jerry pour animer un show en Enfer. Devant sa menace d'être
violé puis étranglé avec du fil de fer barbelé,
Springer accepte.
C'est avec le troisième acte,
qui s'enchaîne immédiatement avec le précédent,
que le spectacle décolle enfin.
Aux Enfers, le show s'organise de
la même manière que sur Terre (les panneaux "ON AIR" deviennent
"ON HELL") mais c'est Jonathan/Satan qui a préparé les petites
fiches de Springer : le but de la soirée, c'est de lui permettre
de régler ses comptes avec la Direction.
Le premier invité est... Jésus
(le petit chéri de papa). Un Jésus qui présente d'étranges
similarités avec Montel, notre fétichiste du premier acte
en couche-culotte (il porte le même costume) ! Après un échange
réciproque d'amabilités (11),
Satan fait intervenir ses témoins : Adam et Eve (Chucky & Shawntel),
puis Marie (Irene, en mamma) ; le public s'impatiente, seul un miracle
peut sauver le spectacle : c'est alors que Dieu lui-même apparaît
(Dwight, l'homme aux trois femmes), accompagné de l'Ange Gabriel
et de l'Archange St Michel (Tremont le transsexuel et Andrea la femme du
fétichiste). Il propose à Jerry de l'accompagner au Ciel
pour l'aider à "juger les vivants et les morts".
Springer accepte, mais les démons
ne l'entendent pas de cette oreille et le pendent à un gibet au
dessus d'un impressionnant bûcher. Jerry se lance dans une série
de prêches dépourvus de sincérité, plaidant
pour sa vie, mais finit par perdre tout espoir et fait une dernière
déclaration, enfin honnête : la foule est enfin émue
et Springer est ramené sur Terre ; il ne s'y réveille que
pour mourir dans les bras de son garde du corps après un ultime
discours.
Le spectacle se termine par un somptueux
numéro de claquettes interprété par une trentaine
de "Jerry Springer". Ce final ne figurait d'ailleurs pas à la création
au Battersea Arts Centre : il a été ajouté lors de
la reprise sur West End pour la réjouissance du bon public populaire
(un peu à la manière des cabalettes finales dans certaines
compositions du dix-neuvième romantique !).
Cet ajout contribue certes au succès
de l'ouvrage au rideau final ; il n'en est pas moins regrettable tant il
vient occulter la vérité des dernières scènes
: le gagne-pain de Springer, c'est exploiter la déréliction
des paumés de la société américaine ; mais
cette foule a aussi besoin de lui pour exister. Exister par le mépris
et l'injure, quand il s'agit du public trop heureux de trouver plus misérable
que lui. Exister par la confession, quand il s'agit de ceux qui acceptent
ces moqueries pour le seul bonheur libératoire d'étaler au
grand jour leurs turpitudes. Dans ces conditions, Springer est tout à
fait dans la tradition américaine des prêcheurs exhortant
les foules à venir s'agenouiller et s'accuser de leurs pêchés
devant la communauté assemblée : l'un vit de l'autre, l'autre
ne peut pleinement exister sans le premier (12).
Revenons néanmoins sur Terre
: si les auteurs sont bien conscients de cette problématique (13),
elle passe largement au dessus de la tête du spectateur moyen de
West End, venu d'abord pour s'amuser.
Il est dommage que ce sujet n'ait
pas conduit Richard Thomas à plus d'exigence avec lui-même
: si les scènes finales recèlent de vraies beautés
et une certaine émotion, le ton général reste à
la farce et à la facilité. Puisse le temps lui inspirer un
remaniement de sa partition, notamment dans le sens de la concision ; les
éléments d'une oeuvre forte sont là : reste à
s'y mettre. And this will be our Jerry Springer moment (14).
Placido CARREROTTI
1. En
1866, Mignon relève encore du genre de l'opéra-comique
"sérieux" tandis qu'en 1873 Le Roi l'a dit de Delibes est un véritable
opéra, mais d'inspiration légère.
2.
Terme très improprement traduit en français par "comédie
musicale" : les sujets abordés n'ont en effet rien de systématiquement
drolatique !
3.
C'est ainsi, par exemple, que les voix féminines n'utilisent pratiquement
plus jamais la voix de tête pour les aigus forte.
4.
Des emprunts à Puccini, des références à Britten
ou Menotti : c'est moins gênant quand il s'agit du Phantom of
the Opera (dont le thème principal est directement inspiré
de La Fanciulla del West).
5.
Bryn Terfel a incarné au concert son "Sweney Todd" à l'Avery
Fisher Hall et Thomas Allen en version scénique au Covent Garden.
6.
Pour des exemples tout à fait réels, ne manquez pas : http://www.jerryspringer.com/showdates.asp
7.
Du genre "Et toi la grosse en bleu, et ben tu d'vrais êt' contente
de trouver un mec pour te niquer" (lancé en règle générale
par une personne qui n'a jamais entendu parlé de paille ou de poutre
dans l'oeil de qui que ce soit) ; les mots les plus crus étant masqué
par un "biiiip" hypocrite.
8.
L'excellent Andrew Bevis qui chante "A chick with a dick"...
9.
Air : "Mama gimmee smack on the asshole" et cette confession "off"
: "It might seem pathetic, it might show a lack of class / I only feel
the real me when the shit is pouring outta my ass" dont on appréciera
la richesse de la rime.
10.
J'arrête là l'énumération : la partition jongle
avec les différents types de voix, mêlant habilement les types
d'émission ; bien entendu, tout le monde est sonorisé.
11.
Jésus est accusé d'être un homosexuel honteux : n'est-il
pas toujours entouré d'hommes ? Tout en niant, Jésus confesse
off : "In fact, I'm a bit gay".
12.
Sous ce rapport, "Jerry Springer The Opera" est aussi un rejeton de "Susannah"
de Floyd. A noter que le vrai Springer, tout en déclarant avoir
apprécié l'ouvrage, se désolidarise totalement de
cette conclusion (il reste "droit dans ses bottes") ; à noter, alors
que le show a été écrit sans qu'il soit consulté
ni même averti, qu'il n'a nullement cherché à empêcher
sa diffusion ni réclamer le paiement de droits : c'est tout à
fait à son honneur.
13.
Richard Thomas, âgé aujourd'hui de 35 ans, est un artiste
parfaitement conscient de ce qu'il fait et qui a exposé des éléments
de doctrine dans son Kombat Opera Manifesto.
14.
Je ne voudrais pas vous quitter sans vous préciser que le papier
toilette du théâtre comporte quelques portées et ces
paroles fort à propos : "This was your Jerry Springer moment".