Ce n’est
un secret pour personne, depuis l’arrivée à sa tête de John
Nelson en 1998, l’Ensemble Orchestral de Paris s’attache à étendre
considérablement son répertoire en diversifiant les expériences,
notamment dans le sens du baroque, avec plus ou moins de bonheur,
comme en témoignent de récents concerts (La Senna Festeggiante
de Vivaldi avec Fabio Biondi la saison dernière) ou enregistrements
(Airs de Händel et Bach avec Stephanie Blythe ou L’Allegro, Il
Penseroso ed Il Moderato du même Händel, tous deux parus à
l’automne dernier chez Virgin Classics). On ne peut que se féliciter
d’une telle initiative, surtout avec des résultats certes pas
toujours fracassants mais dans l’ensemble plutôt probants.
Hélàs, si l’idée de
s’attaquer à la Passion selon Saint Jean était bonne, si la
distribution réunie l’était tout autant, on ne peut que déplorer
le choix pour ce concert du lieu —Notre-Dame de Paris. Je
comprends parfaitement que la tentation ait été grande de donner
cette œuvre dans son lieu de destination premier —une église—
; mais n’y avait-il pas dans ce cas de choix plus judicieux ?
Paris regorge de jolies paroisses aux dimensions variées, et il ne
fait aucun doute qu'un lieu comme Saint-Roch, par exemple, aurait été
un peu moins inadéquat que ne l’est l’immense vaisseau ornant
l’Île de la Cité, dont la redoutable acoustique, extrêmement réverbérante,
noyait complètement une musique complexe, et ce de surprenante manière
de sûrcroit puisque seuls les extrêmes étaient portés
—entendez par-là que si l’on avait le malheur de ne point être
assis dans les cinq ou sept premiers rangs (donc, en résumé, si
l’on n’était pas invité), l’on n’entendait que les flûtes
et contrebasses (agrémentés à l’occasion d’une goutte
d’orgue dans les récitatifs) dont émergeaient par (trop rares)
moments la soprano, le ténor (dans l’aigu), la basse et les aigus
occasionnellement craqués des altos masculins de la Maîtrise de
Notre-Dame, le reste (autrement dit la quasi totalité de
l’orchestre) étant réduit à l’état de magma sonore informe,
grouillant, bouillonnant et marinant dans son jus tout au long des
deux heures un quart que dure cette Passion.
(Fort heureusement, lorsque
l’on est placée au quatrième rang, on se trouve en amont de l’œil
du cyclone acoustique. Ajoutez à cela que juste en face de vous se
trouve la petite estrade placée à l’intention des deux solistes
féminins et vous vous dites alors que finalement la vie n’est pas
si mal.)
Première
des Passions (la première version date de 1724, et l’œuvre fut
ensuite remaniée en 1725, ?30 et ?46-49), la Johannes Passion reprend,
comme son titre l’indique, l’Evangile de Jean, augmentée de
passage des celle Matthieu (le reniement de Pierre et le tremblement
de terre), et offre au chœur une place de choix, tour à tour
acteur du drame et comentateur compatissant, pendant que l’Evangéliste
déroule en de longs récitatifs un récit distancié mais jamais
indifférent. Les quatres solistes vocaux, eux, se voient gratifiés
d’airs courts et peu nombreux, mais extraordinairement poignants,
contrairement à ce que semblait penser un sympathique mais ennuyeux
papy (l’aumônier des lieux ?) au micro dans un speech introductif
lénifiant, très “soyons tous unis dans l’amour du Christ et élevons-nous
par le biais de ses souffrances”, sur le contenu duquel je
m’abstiendrai de tout commentaire (afin de ne pas polémiquer sur
un sujet épineux comme peu d’autres : la religion) si ce n’est
le regret de voir un concert (événement a priori, de nos jours, laïque)
commencer avec une demi-heure de retard en raison d’un sermont
ronflant alors même que l’horaire initial (19h30) avait déjà été
reculé —de courte notice comme disent les anglo-saxons— d’une
demi-heure. Car, s’il est vrai que “Jean-Sébastien Barre”
(sic) a composé sa Passion “en tant que croyant et pour des
croyants” (dixit le papy qui semblait s’intéresser bien plus au
texte qu’à la musique), faut-il pour autant en déduire que le
public venu en masse était vierge de tout présence athée [“Non
!” répond avec énergie la pondeuse de ces lignes] et lui
infliger une invitation au recueillement qui ressemblait
furieusement à une répétition générale de la messe solennelle
donnée en la mémoire d’une célèbre nièce de Président le
lendemain dans les mêmes lieux ?
Quoiqu’il
en soit, passés les gloussements provoqués ci et là par le speech
sus-cité, la musique prit enfin le dessus, et le concert proprement
dit commença, avec une introduction orchestrale particulièrement
complexe et dont John Nelson s’attache à souligner
l’architecture en soignant le suivi des voix. Las ! Cela nous ramène
au premier paragraphe —l’acoustique. Aussi est-ce vainement que
l’on cherche à percevoir les couleurs de l’Ensemble Orchestral,
qui par ailleurs s’acquitte fort bien de cette musique —on
regrettera juste la faiblesse des deux violes d’amour, et un léger
manque général d’aisance—, et, frustré, reporte-t’on son
attention exclusivement sur les solistes.
Si Kurt
Azesberger est doté d’un timbre nasillard assez peu séduisant et
fait entendre de sérieux problèmes d’intonation dans ses récitatifs
les plus modulants, son Evangéliste trouve en général le ton
juste, en dépit, au final, d’une relative uniformité.
Des quatre solistes vocaux
(entendez par là “les quatre qui ont des airs”), on retiendra
surtout le ténor positivement lumineux du canadien John Tessier,
dont le physique de jeune premier s’accompagne d’une voix de
belle facture, à l’émission franche, aux aigus clairs et aux
phrasés élégants, ainsi que la belle et poignante présence de la
mezzo Malena Ernman, exemplaire de justesse et de sobriété (comme
il est amusant de penser que le lendemain même de ce concert elle
retournait aux excès si peu catholiques de Cabaret à
Stockholm !) dans ses deux airs —dont le second, Es ist
vollbracht, introduit la viole de gambe discrète de Jérôme
Hantaï dans un dialogue miraculeux d’écoute mutuelle entre la
chanteuse et l’instrumentiste, avant un extraordinaire sursaut
d’énergie dans la seconde section de l’aria, sur “Der Held
aus Juda siegt mit Macht und schließt den Kampf” ("Le héros
de Judée vainc avec force et achève le combat"). Une fois de
plus, la sensibilité de la suédoise fait mouche dans une partie
mettant en valeur le versant sombre de son timbre (avec juste ce
qu’il faut d’autoflagellation morale dans son Von den
Stricken meiner Sünden), et augure d’une belle Saint Matthieu
la saison prochaine avec les mêmes chœur, orchestre et chef (je
salive déjà à l’idée d’entendre son Erbarme Dich!).
Je doute malheureusement qu’une grande partie du public ait pu goûter
les raffinements d’une interprétation émouvante, l’acoustique
(encore elle !) portant fort mesquinement une voix concentrée et pénétrante
mais naturellement peu décibélique.
De décibels, en revanche, la
soprano Rebecca Evans n’est pas avare —un penchant qui aurait pu
être rédhibitoire dans une acoustique plus sèche, mais avait au
moins, en l’occurrence, le mérite de la rendre audible à un
maximum d’auditeurs (même s’il ne valait mieux pas avoir les
tympans trop sensibles dans les tous premiers rangs…)— ; et son
timbre clair, allié à une belle musicalité, sied à merveille à
l’ambiance générale de ses deux airs (notamment Ich folge
Dich gleichfalls mit freudigen Schritten), même si j’aurais
pour ma part préféré une voix un peu plus légère. David
Wilson-Johnson (remplaçant John Relyea, souffrant), quant à lui,
s’acquitte plus que convenablement de la variété formelle
(arias, ariosos) de la partie de basse.
Si l’on peut discuter le
choix d’un chœur aussi jeune que la Maîtrise de Notre-Dame (les
plus âgés de ses membres semblent tout juste bâcheliers), qui
fait entendre un certain manque d’homogénéité (les altos
masculins évoqués plus haut ayant une fâcheuse tendance à jouer
des coudes dans l’aigu et les ténors étant plus que discrets),
sa prestation n’en est pas moins bonne, non exempte de tonus et de
rage ; et n’était, une fois de plus, le mixer sonore ambiant, on
pourrait même saluer leur articulation d’un allemand
malheureusement légèrement teinté d’accent français.
Tout ce
beau monde était mené de main ferme par un John Nelson précis et
énergique, sans doute pas mécontent de jouer le temps de deux
soirs les bâtisseurs de cathédrale.
En résumé,
donc, une plutôt belle soirée bêtement condamnée dès le départ
par le choix d’un lieu diablement inadéquat. Un comble, tout de même,
pour une Passion !
Mathilde
Bouhon