Il
est toujours plus périlleux de monter une oeuvre rare qu'un opéra
de répertoire : le spectateur pardonnera toujours une Traviata
dans une distribution douteuse ou des décors ratés, pensant
qu'il se consolera lors d'une reprise ultérieure. En revanche, dès
qu'il s'agit d'un opéra qui sort des sentiers battus, la moindre
faute de goût amène irrémédiablement une partie
du public à décrier l'ouvrage en tant que tel, crier au gaspillage
et déserter les productions suivantes un peu originales. Opération
délicate, donc, et parfaitement réussie, en ce qui concerne
cette Juliette ou la clé des songes, donnée pour la
première fois à l'ONP.
Réussite tout d'abord
d'une mise en scène raffinée. Les décors sont axés
sur le thème de l'accordéon, non pas qu'on l'entende souvent
à l'orchestre, mais à cause de la phrase tirée de
la pièce de Georges Neveux : "Nous n'avons pas tout oublié,
pas tout perdu. Il y a des souvenirs dans mon accordéon et quand
je le presse, je les vois qui sortent", que, paradoxalement, on ne trouve
pas dans le livret. Un subtil jeu de lumière complète l'ambiance.
Au premier acte, un accordéon
gigantesque représente les petites maisons d'un port du sud de la
France avant guerre. Les photos en noir et blanc des maisonnettes sur l'accordéon,
les costumes des personnages étendus par terre, font irrésistiblement
penser à un vieux film de Marcel Pagnol. Michel, pieds nus et en
pyjama, donne vie à tout cet univers qui se réveille d'un
coup : l'ambiance est au rêve, à la poésie, à
l'onirisme.
Au deuxième acte,
un autre accordéon, couché par terre, s'ouvre d'abord sur
la forêt dans laquelle Juliette a donné rendez-vous à
Michel, ensuite sur la passerelle d'un bateau. Michel a assassiné
Juliette, il commence à ne plus faire confiance à sa mémoire,
l'angoisse monte, tel un Hoffmann du XX° siècle, notre héros
se déglingue au fil de l'intrigue.
L'accordéon du troisième
acte, mi-instrument de musique, mi-trieur à paperasses, est un appareil
bureaucrate, où s'est installé l'employé du bureau
central des rêves, et qui ne laisse passer que les rêveurs
"en règle". Michel glisse doucement dans la folie, une folie apaisante
dans laquelle il pourra rejoindre Juliette.
Après un monologue
devant un rideau fermé décoré de dormeurs et d'oreillers
qui forment le prénom de Juliette, Michel se retrouve tel qu'au
premier acte, en pyjama, éveillant de nouveau les autres protagonistes.
L'ensemble des parties chantées
ne comporte pas a priori de difficultés particulières : pas
de tessitures inhumaines, pas de volume sonore à se déchirer
le gosier, pas d'acrobaties vocales particulières. Le rôle
de Michel, seul, demande de l'endurance, car il ne quitte jamais la scène,
et de l'expressivité, car c'est son rêve qui porte l'histoire,
conditions obtenues avec William Burden, très en situation.
La seule véritable
exigence technique de tous les rôles, étant donné l'importance
du texte, mélange raffiné de parlé et de chanté,
est de posséder une bonne diction. La distribution réunie,
francophone à l'exception de William Burden, qui a visiblement beaucoup
travaillé son français, est tout à fait satisfaisante.
On note toutefois que la plupart des chanteurs ont une articulation un
peu molle, pas assez incisive, à l'exception d'Alain Vernhes, impressionnant
d'autorité vocale, et d'Alexia Cousin.
Cette dernière, qu'on
entend pour la première fois à l'ONP, précédée
d'une réputation flatteuse, campe une Juliette charnue et charnelle,
féminine jusqu'au bout des ongles, cheveux roux coupés au
carré, col, ceinture et chaussures à hauts talons rouge vif,
amnésique peut-être, mais certainement pas princesse vaporeuse
en dentelles. Volontaire, conquérante, capricieuse aussi... et la
voix, timbrée, fruitée, qui convient au personnage.
Il est difficile de juger
de la direction d'orchestre d'une oeuvre qu'on entend pour la première
fois. Cependant, c'est un déplaisir constant de constater à
quel point les voix sont couvertes par les instruments qui jouent trop
fort. Seule la voix torrentielle d'Alexia Cousin parvient à passer
le barrage. Les raffinements de William Burden sont eux, quelquefois, plus
devinés qu'entendus.
Telle quelle, et malgré
cette réserve, la soirée fut vraiment un succès, joignant
au plaisir d'une production réussie la découverte d'une oeuvre
fort belle, qu'on espère réentendre souvent.
Catherine Scholler