TRADITION ET MODERNITÉ
Qui était Boris Kochno ? Peu
de spectateurs présents ce soir-là à Garnier devaient
le savoir. Un film très didactique de 9 minutes leur a permis de
faire connaissance avec cette figure du Paris artistique du siècle
dernier. Né en 1904 à Moscou, Boris Kochno arrive à
Paris en 1920 et devient, à 17 ans, le secrétaire-homme à
tout faire de Diaghilev. Suite à cette rencontre, Boris Kochno consacrera
sa vie à monter des projets artistiques (opéras et ballets)
en collaboration avec des musiciens comme Stravinski, Prokoviev, Auric,
Poulenc, Milhaud, Weil, de grands chorégraphes comme Ballanchine
ou Massine, et en collaboration avec des grands peintres (Picasso, Max
Ernst, Miro...) et écrivains (Cocteau, Brecht...) Sa carrière
a croisé celle de nombreux danseurs comme Lifar, Petit, Babillée.
Il meurt en 1990. 11 ans après, l'Opéra National de Paris
lui rend hommage. Bel hommage grâce à un programme hybride,
tout à fait en harmonie avec le caractère touche-à-tout
de Kochno dont la biographie bien documentée figure dans le très
beau et très intéressant (une fois n'est pas coutume) programme
de l'Opéra de Paris.
Après le film, la soirée
commence avec "Mavra", un opéra bouffe de Stravinski sur un livret
de Kochno. L'intrigue d'après Pouchkine est légère
comme du papier à cigarette : un jeune fille profite de la mort
de la vieille cuisinière de sa mère pour faire rentrer son
galant, un hussard, qui se fait passer pour la nouvelle cuisinière
en prenant le nom de Mavra. La mère découvre le pot au rose
et le hussard s'enfuit. La musique de Stravinski est très dynamique,
ne laissant à l'auditeur et aux chanteurs aucun moment de répit.
Les 30 minutes de musique passent vite, trop vite peut-être pour
apprécier et juger l'intérêt musical de cette oeuvre.
Celle-ci est bien servie par une mise en scène alerte avec un très
beau décor qui défile comme dans un dessin animé.
Les interprètes ne sont pas tous à la hauteur des exigences
de la partition : si Olga Gouraikova, qui avait enchanté Bastille
dans Guerre et Paix et sa très sensible Natacha, remplit son contrat
(malgré un vibrato un peu encombrant), ce n'est pas le cas d'Alexei
Kosarev dont la voix très acide est à la limite du désagréable.
Dommage.
Le Ballet "Le fils prodigue", tiré
de l'évangile par Kochno, est typique des oeuvres du répertoire
reproduit à l'identique par le Ballet de l'Opéra National
de Paris. C'est tout simplement impeccable, d'autant plus que la musique
de Prokoviev, au lyrisme très proche de son Roméo et Juliette,
et la chorégraphie inventive tout en restant très classique
de Ballanchine (ne cherchez pas où Béjart s'inspire !) sont
à l'unisson. Jérémie Bélingard, premier danseur
du corps de ballet très athlétique et racé, est totalement
investi et Agnès Letestu, danseuse étoile, profite de son
physique longiligne pour interpréter une courtisane froide et prête
à tout. Les applaudissements, dignes de saluts d'opéra, étaient
tout à fait mérités.
Mais le meilleur était pour
la fin. À la demande de Kochno, Bertolt Brecht et Kurt Weil ont
écrit "Les 7 péchés capitaux", histoire de deux soeurs
(Anna I et Anna II) parties faire fortune pour permettre à leur
famille de se construire une maison confortable en Louisiane. Durant 7
années, Anna II (la danseuse) succombera aux 7 péchés
capitaux. Mais Anna I (la chanteuse) veille.
La chorégraphie de la création
était de Georges Ballanchine. L'excellente idée de l'Opéra
de Paris a été de confier une nouvelle version au tandem
de choc Laurent Pelly-Laura Scozzi, l'équipe de Platée et
de la Belle Hélène. Le résultat : un spectacle sans
temps mort, plein d'inventions, servi par des danseurs et chanteurs qui
ont visiblement travaillé dans une ambiance de troupe. Anne Sofie
von Otter dévoile un talent dramatique peu utilisé jusqu'à
présent (il faut la voir entouré d'une pléiade de
danseurs plus ou moins déshabillés pendant la luxure !).
Souhaitons qu'elle rencontre de nouveau Laurent Pelly. Le résultat
devrait être intéressant !
En résumé, une soirée
hommage sans emphase mais méritée pour un homme de coulisses
très influent. Et qui a permis de démontrer qu'associer répertoire
et modernité était possible. À bon entendeur...
Bertrand Bouffartigue