SALADES RUSSES
Écrite entre deux cuites et
jamais achevée par Moussorgski, (la partition-piano chant omet la
dernière scène et l'orchestration originale se limitait à
deux actes), la Khovantchina souffre d'un livret médiocre et d'une
inspiration musicale parfois faible et globalement hybride.
Malgré une avalanche de péripéties
qui demandent plusieurs lectures pour être mémorisées
(le livret est d'un tel ennui que Berlioz ne l'aurait sûrement pas
renié pour une suite des Troyens), les scènes se succèdent
sans que ne se constitue une intrigue réellement structurée.
Autre faiblesse, l'absence de caractérisation
des personnages et de progression dramatique dans leurs relations: ainsi,
tout comme Didon et Enée, mais dans le sens inverse, Marfa et Andrei
s'engueulent à l'acte I pour mourir réconciliés à
l'acte V sans s'être franchement beaucoup vus entre ces deux actes,
et on s'en fout.
La musique privilégie la déclamation
godounovienne, quelque peu lassante à la longue (surtout dans l'orchestration
volontairement frustre de Chostakovitch) agrémentée de quelques
choeurs ou danses au lyrisme beaucoup plus marqué.
Malgré ces défauts, l'oeuvre
réserve quelques grandes scènes et l'on peut y trouver son
plaisir si l'on n'est pas trop regardant.
L'intérêt de cette reprise
reposait sur l'interprétation de Dossief par Nicolai Ghiaurov, qui
chanta surtout par le passé le rôle de Khovanski. Ce premier
rôle est à peine moins important: moins exposé techniquement
mais plus exigeant dramatiquement (Chaliapine l'interpréta à
Paris et à Londres: ce n'est pas un rôle de comprimario !).
Les amateurs de vieilles barbes ne seront pas déçus: à
l'âge de 72 ans et
après 46 années de carrière,
il était exagéré de s'attendre à des miracles.
Pourtant... la voix de Ghiaurov a certes
perdu en aigu et le timbre est usé, mais le volume reste important,
le vibrato limité, et la musicalité est très correcte,
même si elle n'atteint plus des sommets. L'interprétation
évite un histrionisme de pacotille en donnant toute sa dignité
de croyant à un personnage qu'on pourrait facilement transformer
en un simple fanatique (Oussama pas l'air facile à chanter tout
ça !).
Autre bonne surprise (pour moi), l'excellente
interprétation de Matti Salminen (coaché par Ghiaurov lui-même,
paraît-il): l'acteur et le chanteur sont ici irréprochables.
Dans le rôle trop court d'Andrei,
Viktor Lutsiuk est également remarquable (et pas coincé dans
l'aigu !): nous passerons sur le Vassili un peu engorgé de Rudolf
Schasching, nettement au-dessous du niveau général.
Le rôle de Marfa n'est pas très
long non plus; c'est grand dommage quand on dispose d'une authentique contralto
de la qualité d'Yvonne Naef: belle voix, beau chant et belle interprétation.
Tous les autres rôles sont d'excellente
qualité, mais il serait fastidieux de tous les citer.
Mention spéciale également
pour les choeurs masculins, plus efficaces et précis que leur collègues
féminins.
La direction nerveuse de Vladimir Fedoseyev
est également très efficace, avec un orchestre de très
bon niveau.
L'honnêteté m'oblige à
préciser que les interprètes, chanteurs ou orchestre, sont
aussi aidés par l'exceptionnelle acoustique de la salle, un véritable
bijou.
Un mot rapide sur la mise en scène
peu inspirée d'Alfred Kirchner: des costumes alternant les années
50 et XVIIe siècle, un décor constitué de portes type
"cabines de plages" et de morceaux d'escaliers (on a vu ça 100 fois!),
une projection sur le mur du fond (des automobiles devant des HLM, un cours
d'eau), une bonne direction d'acteurs (doit-elle quelque chose au metteur
en scène, d'ailleurs ?), quelques incongruités enfin (profitant
du rythme de la strette du final du III, le boyard empoigne Khovanski pour
quelques pas de valse !).
Placido Carrerotti