Composer un menu, associer
les saveurs, choisir les vins, n’est-ce pas un art en soi ? La sélection et
l’ordonnancement des plats peuvent exalter le goût comme le gâter, ouvrir et
attiser l’appétit, mais aussi le couper brusquement.
En l’occurrence, sorbets et
entremets surabondent et réduisent à la portion congrue les grandes pièces –
d’authentiques chefs-d’œuvre, mais difficiles à apprécier dans un tel
contexte. Certes, la musique de table du père Telemann dispense bien des
charmes, toutefois, ce pur divertissement souffre de la comparaison avec des
pages d’une tout autre envergure.
Basculer sans transition
des rodomontades de “Fammi Combattere” au déchirant lamento de Didon
étonne déjà, mais enchaîner avec une galante Bergerie désarçonne plus encore.
Si le baroque est synonyme de contrastes, il n’a pas inventé les cadavres
exquis ! Ces incessantes ruptures de ton ne peuvent qu’au mieux dérouter, au
pire irriter et fatiguer le mélomane. En outre, si le Kammerochester Basel
séduit d’abord par sa vigueur, son sens du rythme, des phrasés soignés et une
articulation impeccable, sa lecture au scalpel se fait parfois trop carrée,
notamment dans un fort roide « Badinage ».
Son Corelli trahit aussi un
manque criant d’exubérance, sinon d’imagination et surexpose la sécheresse des
cordes, en particulier du premier violon. Cette phalange, de toute évidence
douée, néglige le travail sur la sonorité et les couleurs que d’autres
musiciens, et pas seulement italiens, ont réalisé depuis une quinzaine
d’années et auquel notre oreille, désormais plus exigeante, plus hédoniste,
s’est habituée.
Il faut tout le pouvoir
d’évocation et le rayonnement d’une Kozena pour captiver l’auditoire
désorienté par ce programme hétéroclite. La diva tchèque possède cette faculté
rare de se glisser instantanément dans la peau de ses personnages et
d’atteindre une extrême concentration, qu’elle soit sur scène ou en récital.
Les contingences s’évanouissent et les spectateurs n’ont d’yeux et d’oreilles
que pour l’actrice – pour le talent comme pour le physique, entre Emma
Thompson et Meryl Streep – qui chante.
La primauté du texte
exclut tout narcissisme : la voix et sa lumière ambrée ne sont qu’au service
de l’expression. Introspective, lucide, nue, sa Didon ne ressemble à aucune
autre. Elle n’exhibe pas sa douleur, mais se parle à elle-même, déjà absente
au monde (« Remember (me) » suspendu, piano). Emus et reconnaissants,
les convives lui réservent un triomphe et la rappellent, alors que la première
partie n’est pas encore achevée. Ils en reprendraient bien, mais Amphitryon
leur sert une mignardise … Quand l’amertume de “Scherza infida” vient
réveiller leurs papilles. Kozena en livre une interprétation intense et
résolument personnelle qui semble naître en direct… Où commence
l’improvisation ? La prise de risques ? L’artiste ne craint pas ses limites en
tout cas (des graves qui se dérobent), mais les nargue, grossissant
ostensiblement sa voix dans un ululement faible et comme halluciné. Nouveau
triomphe.
Après un apéritif en
pilotage automatique, presque désinvolte (“Fammi Combattere”), David Daniels
joue la carte de la sécurité et nous prive de ses troublantes notes de mezzo
qui érotisaient hier le chant de Didymus, Néron ou Sextus. Cependant, la
musicalité et l’intelligence dramatique du contre-ténor suscitent toujours la
même adhésion et ses plus fervents admirateurs noteront qu’il renouvelle avec
bonheur l’ornementation des reprises (ludique “ Se in fiorito ameno prato ”).
Autres moments forts, magiques, les duos révèlent la complicité des chanteurs
dont les velours, également chaud et enveloppants, se marient parfaitement.
« Duos » au pluriel, car le public obtient trois bis, dont une version
décapante de “Sound the Trumpet ” et un “Pur ti miro, pur ti godo ” infiniment
tendre et subtil. Standing-ovation. Mais la fête est finie… alors
qu’elle venait à peine de commencer.
Bernard Schreuders