D'aucuns
prétendront que Le Roi de Lahore n'est pas du bon Massenet, ce qui
expliquerait l'oubli dans lequel est tombé ce "grand opéra".
Pourtant, malgré ses invraisemblances, un orient de pacotille et
les conventions du genre, l'oeuvre contient de beaux passages comme les
deux duos Sitâ-Alim à la fin des deuxième et cinquième
actes. Et puis découvrir la nouvelle édition critique réalisée
par un amoureux de Massenet, le chef titulaire de La Fenice, Marcello Viotti,
laissait entrevoir une soirée plus originale qu'une énième
reprise de Manon ou de Werther.
La partition est donc donnée
dans son intégralité avec le ballet, l'air de Kaled, le duo
Sitâ-Timour de l'acte IV. Seul disparaît l'air difficile du
V récupéré par Joan Sutherland : "Viens ô mon
bien aimé". Le seul problème est que les oeuvres rares et
délaissées - voire méprisées - ont besoin d'interprètes
excellents pour pouvoir les défendre. Nous y reviendrons.
La mise en scène d'Arnaud Bernard
ne s'écarte pas de la lisibilité et de la tradition, ce qui
est compréhensible pour une oeuvre hors répertoire, qui ne
se prête guère à une lecture révolutionnaire
ou au troisième degré. Elle s'appuie sur des éléments
de décors indiens : dômes, tentes de campagnes militaires,
grille "moucharabieh", et sur des costumes comme on les imagine dans l'Inde
coloniale de l'époque de Massenet. La mise en scène se fait
par moments esthétisante (mouvements de combats au ralenti à
l'acte II) ou se teinte d'humour à l'acte III. En effet, les bienheureux
dans le paradis d'Indra se font photographier par un vieil appareil sur
pieds et la divinité Indra apparaît sur un éléphant
argenté à roulettes. Dire que la chorégraphie nous
a transportés serait mentir...
L'orchestre et les choeurs sont d'un
bon niveau, même si ces derniers pourraient chanter un francais plus
intelligible. D'une manière générale, les interprètes
sont peu compréhensibles, mais cela gêne-t-il les Vénitiens
qui bénéficient du surtitrage en italien ou le public très
international qui remplit la Fenice ces jours-ci ? La direction de Marcello
Viotti, toujours soucieuse des chanteurs, connaît des moments un
peu léthargiques (ainsi la valse avec saxophone de l'acte III pourrait
être plus enlevée) mais gagne en intensité dramatique
pour devenir vigoureuse et nerveuse aux actes IV et V. Le public peu concerné
jusque là semble enfin sortir de sa froideur et applaudira plus
longuement au rideau final.
Giorgio Casciarri est un ténor
petit par la taille mais grand par la voix. Le rôle d'Alim n'est
pas facile et il se tire fort bien de l'air éprouvant "O Sitâ
ma bien aimée". Notons parmi les invraisemblances du livret qu'il
chante, tout comme Sitâ plus tard, de longues minutes durant, des
airs hérissés d'aigus... alors qu'il est mortellement blessé
! Annalisa Raspagliosi n'a pas froid aux yeux pour avoir chanté
Valentine des Huguenots et maintenant Sitâ. Le rôle
est fatigant mais elle le mène courageusement jusqu'à bon
port.
Heureusement que le ténor et
la soprano sont là, car les choses se gâtent avec le reste
de la distribution. Le pauvre Marcin Bronikowski n'est qu'un pâle
reflet de ce qu'on attend dans le rôle de Scindia. Projection faible,
pas de mordant, aigus fragiles voire inaudibles; Scindia est un traître
ambitieux qui devient roi, il lui faut donc une autorité vocale
qui fait défaut ici. Son air de l'acte IV passe inaperçu
et l'aigu final de l'acte V ("Dieu me frappera") est pitoyable. Deyan Vatchkov
est un Indra correct, sans plus. Francesco Verna souffre lui aussi d'une
projection insuffisante pour ce rôle de grand prêtre. Quant
à Barbara Di Castri, on se réjouissait d'entendre son air
exotique de l'acte II "Ferme les yeux ô belle maîtresse"...
Las ! Le mezzo peine dans les aigus, le souffle est court et donc le phrasé
chaotique.
Au final, un plaisir mitigé,
celui d'avoir pu entendre une oeuvre rare, mais pas toujours bien défendue.
Pour entendre un Scindia de légende, on recommandera de réécouter
Sherill Milnes, parfaite incarnation du baryton exigé pour le rôle.
Valery FLEURQUIN