Disons-le tout de suite : qui viendrait à Venise
pour assister à la représentation d’un grand opéra français dans les règles
serait déçu. D’importantes coupures ont été pratiquées, les ballets brillent
par leur absence et la scénographie n’est pas assez spectaculaire.
Mais faut-il se lamenter parce que le verre
n’est qu’à demi plein ? Au moins nous a-t-on donné à boire, et permis de nous
faire une idée de cette grande œuvre, désormais en voie de disparition comme
ses pareilles de la même espèce.
Sans doute, en raison même de la rareté des
représentations de La Juive, peut-on déplorer les lacunes mentionnées .
Au-delà du constat il reste un spectacle qui, vocalement et musicalement, et
de temps à autre scéniquement donne un reflet satisfaisant de l’œuvre.
Certes, la star de l’entreprise, Neil Shicoff,
n’est-ce 15 novembre que l’ombre de lui-même, et la laryngite invoquée
n’explique probablement pas tout. C’est plus probablement la fatigue accumulée
au cours d’une longue et glorieuse carrière qui impose désormais les coupures
abondantes, dans le duo avec Brogni ( scène 3 de l’acte IV ) et de la
cabalette après le « tube » Rachel, quand du Seigneur. Or ces passages,
à leur place, sont importants parce qu’ils font croître la tension alors qu’on
s’approche vers le dénouement tragique ; leur absence nuit à cette montée au
paroxysme qui fait partie des charmes de l’opéra en général et du grand opéra
en particulier.
Ce n’est que dans les récitatifs et les ariosos
que le ténor réussit encore à trouver l’éclat et l’énergie nécessaires. Au fur
et à mesure de l’avancée de la représentation l’articulation mollit et le
français perd de sa clarté. Préoccupé par ces difficultés, le chanteur n’est
pas libre d’être complètement le grand interprète dramatique unanimement
reconnu, et sous nos yeux c’est autant lui que son personnage qui souffrent.
Défaillance passagère ? Ou limites d’un artiste ayant déjà beaucoup donné ? Le
public de La Fenice s’est montré très chaleureux envers lui, mais cet hommage
semblait un peu rétroactif.
Le rôle de Rachel devait être chanté par Iano
Tamar, ancienne élève de l’Académie d’Osimo, qui remplace Susan Neves, victime
d’une mauvaise chute pendant les répétitions . Mais l’Opéra de Genève l’ayant
requise pour les répétitions de Tosca, ce 15 novembre il fut assuré par
Francesca Scaini, de la seconde distribution . Heureuse surprise que la
découverte de cette chanteuse aux moyens solides, avec un medium et des graves
étoffés, des piani contrôlés et des aigus brillants sans stridence .( Certes
la fluidité du français laisse à désirer, mais elle n’est pas la seule, en
fait à part nos compatriotes Le Texier et Massis, seul Massimiliano Valleggi
est quasiment irréprochable). Elle soutient l’aspect dramatique avec
conviction et dans l’acte II son air de la scène 5, ses duos avec le
pseudo-Samuel, leur trio avec Eleazar ont été de beaux moments d’hédonisme et
d’émotion .
Samuel-Léopold est incarné par Bruce Sledge . Ce
ténor américain déjà bien connu en Europe et qui se spécialise dans l’opéra de
la première moitié du XIX° siècle a les qualités d’ une formation exigeante.
Ainsi son français est d’une grande clarté ; seuls quelques sons nasalisés
fugitifs ternissent-ils un peu la performance dans les premiers moments . La
sérénade à l’acte I est un délice ; dans l’acte II l’ardeur amoureuse est
perceptible dans la voix, et son affrontement avec Eleazar est un autre grand
moment, où la sonorité pleine des aigus fait peut-être de l’ombre à son
partenaire. Rôle après rôle, ce chanteur scrupuleux se confirme comme une
valeur sûre.
Pour Brogni La Fenice a fait appel à un seigneur
du chant qui fêtera bientôt ses vint-cinq ans de carrière, Roberto Scandiuzzi
. Il n’éprouve aucune peine à atteindre les notes les plus graves d’un rôle
qui lui permet aussi de chanter sur toute l’étendue de son registre et le son
projeté est net et ferme. Tour à tour noble, autoritaire ou suppliant, il
compose avec justesse ce personnage qui doit représenter l’idéal évangélique
alors que son passé le ramène aux brûlures des douleurs humaines. L’anathème
de l’acte III donne le frisson ; de quoi regretter encore plus que sa grande
scène avec Eléazar, à l’acte IV, soit malheureusement amputée de plusieurs
strophes, alors qu’elle va culminer .
Annick Massis, appréciée à La Fenice où elle est
invitée pour la troisième fois, possède toutes les armes pour incarner
Eudoxie ; il faut déplorer qu’on l’ait privée du premier face à face avec
Rachel . Et fallait-il prendre à la lettre le fait qu’elle désigne Léopold
comme son « époux » et lui donner une progéniture aussi nombreuse
qu’encombrante ? Façon de donner du sens, ou d’en trouver, dira-t-on . Mais
ces coupures, parfois sans conséquences sur la construction dramatique,
entraînent parfois des soudures discutables. Ainsi l’acte II s’est terminé sur
le départ de Léopold de la maison de l’orfèvre ; dans le livret, au début de
l’acte III Eudoxie, seule dans ses appartements, se lance dans un monologue où
elle libère son ivresse narcissique et son appétit de plaisir ; on l’imagine
tournoyant sur elle-même avec exaltation.
Mais ici, c’est dans la salle à manger où
Léopold, en rentrant au palais, s’est allongé pour dormir sur les chaises
Louis XV que, les bras encombrés du dernier-né, qu’elle délivre son hymne au
bonheur retrouvé. Ce qui devrait être un feu d’artifice s’englue dans la
convention bourgeoise. On est loin du grand Opéra. Evidemment la chanteuse
n’est pas en cause, qui exécute sans faillir échelles, trilles et piqués, il
s’agit de la conception du metteur en scène.
Vincent Le Texier est un prévôt plein
d’autorité ; si la voix tend à s’engorger lorsqu’elle est grossie cela ne dure
pas longtemps . Dans la salle de La Fenice, il n’est pas nécessaire de forcer.
Massimiliano Valleggi, baryton, est le suivant de Léopold, Albert ; sa voix
sonne très bien et son élocution est si claire que je le croyais français.
Le chœur, qui est dans cette œuvre un véritable
personnage, impose dès le début sa présence . Retentissant, précis, il est une
force avec laquelle le pouvoir doit compter. Les phénomènes de foule s’y
manifestent, s’y propagent, et les individus qui composent l’ensemble
représentent par leurs attitudes les convictions collectives. De ce point de
vue la mise en scène est efficace. Mais est-elle toujours pertinente ?
Dans cette production venue de Vienne, l’action
est transposée dans les années 30, au moment de l’antisémitisme dominant en
Allemagne.
On comprend la visée : souvenons-nous, ce n’est
pas si lointain. Les costumes du choeur évoquent d’ailleurs les tenues
folkloriques en usage en Bavière. Ce peuple prêt au meurtre nous rappelle
notre humaine condition. Mais le livret est rempli de références à une époque,
à des événements historiques, à une forme de gouvernement bien précise, dont
cette adaptation fait bon marché. Or n’est-ce pas constitutif du grand opéra
français, que ce contexte historique à respecter puisqu’il fournit la matière
aux tableaux à grand spectacle ?
Dans la version proposée, pour le grand
spectacle, on reste sur sa faim. Le rideau se lève sur une sorte de façade en
fer et plexiglas évoquant vaguement une serre, derrière laquelle se devinent
des formes humaines : c’est la cathédrale de Constance et les fidèles
rassemblés. Sur cette même façade une porte dérobée livre accès à la boutique
et aux appartements d’Eléazar ; Le dispositif est économique, il évite la
dispersion, mais illustre-t-il clairement la situation ? Lorsque ce dispositif
disparaît, on découvre un grand plan très incliné en oblique de cour à jardin,
délimitant ainsi deux espaces, le haut et le bas, le clair et l’obscur, celui
des Chrétiens et celui des Israélites. Sur la partie supérieure ou bien une
table au-dessus de laquelle pend un immense lustre ou bien un couvercle de
bénitier figurent le siège du pouvoir temporel ou celui du pouvoir spirituel.
Ces accessoires créent-ils l’enchantement ? La
partie inférieure est le lieu indistinct du travail et de la vie collective
dans la maison d’Eléazar ; au lustre étincelant du palais répond la modestie
des chandelles. Ce dualisme est efficace, renforcé par l’opposition du blanc
et du noir, mais certains choix restent problématiques : pourquoi Eudoxie ne
va-t-elle pas chez Eléazar choisir le présent ? Pourquoi renoncer à l’aubaine
du suspense que cette visite crée puisqu’à ce moment Léopold-Samuel est dans
l’atelier de l’orfèvre ? Ces décisions simplifient mais aussi appauvrissent le
contenu émotionnel.
Sans doute le goût a-t-il changé, sans doute
sommes-nous blasés et n’avons-nous plus la capacité d’émerveillement de nos
trisaïeux, mais n’est-il pas vrai aussi que si l’on va voir un grand opéra,
c’est que l’on est prêt à jouer le jeu ? Ce n’était visiblement pas le propos
du metteur en scène, qui, au paroxysme de l’horreur, lorsqu’ Eléazar perpètre
sa vengeance en révélant à Brogni que Rachel était sa fille trop tard pour que
celui-ci puisse la sauver, fait surgir des figurants enveloppés dans des
losanges de feutre rouge censés représenter les flammes du bûcher .Quand on
devrait frémir, on ricane .On peut le regretter .
Toutes les forces en présence étaient sous
l’autorité de Frédéric Chaslin . L’ouverture donna quelque souci, non du côté
de l’orchestre, qui semblait bien investi et prendre plaisir à faire sonner
cette musique si bien conçue pour l’effet, mais d’une direction sans relief,
faisant entendre une musique académique où l’on aurait voulu des contrastes
plus marqués et davantage de souffle . Le premier acte alla son chemin, mais
ce n’est qu’après le premier entracte que les deuxième et troisième actes,
liés, trouvèrent l’élan et le rythme qui rendaient justice à Halévy . Il en
fut ainsi jusqu’à la fin et le chef prit sa part des applaudissements
chaleureux d’un public plutôt réservé durant la représentation.
Au total, donc, et malgré des insuffisances, une
soirée qui, pour ses bons moments, valait bien d’aller à Venise.
Maurice Salles
Note : Le compte-rendu ne serait pas complet si
nous ne signalions la forme choisie pour protester contre les projets du
gouvernement italien de réduire drastiquement les subventions à la Culture .
Avant le spectacle, les choristes déjà en tenue « bavaroise » se sont alignés
devant le rideau et ont entonné, soutenus par l’orchestre le « Va pensiero » ;
brusquement, à la reprise, ils se sont interrompus tandis qu’une voix off
rappelait que l’art lyrique est menacé. Ils sont alors sortis en silence sous
des applaudissements nourris. Il ne s’agit pas de craintes vagues : il est à
peu près acquis que si les mesures annoncées deviennent effectives Il crociato
in Egitto passera à la trappe.