"200
FOIS SUR LE METIER..."
Dans la salle bondée
du Deutsche Oper, le public s'impatiente et s'inquiète, car la représentation
ne démarre toujours pas.
Quelques minutes plus tard,
le rideau s'illumine pour l'inévitable annonce sur le devant de
la scène : heureusement, ce n'est pas Edita Gruberova qui manque
à l'appel, mais son partenaire Ramon Vargas. Malade, il cède
la place au jeune ténor américain Jorge Pita prévu
pour faire ses débuts quelques jours plus tard en Pinkerton.
Soulagement général
donc, car c'est bien pour sa chère Edita Gruberova que le public
est là ce soir, d'autant que la chanteuse fête sa 200ème
Lucia sur scène et les 23 ans de ses débuts au Deutsche Oper (1)
.
A 57 ans passés, on
pouvait craindre un déclin sensible des moyens. Sans être
tout à fait de première fraîcheur, la Lucia de Gruberova
est pourtant confondante d'aisance vocale. L'air d'entrée est sans
doute ce qu'il y a de moins convaincant : pianissimi à tout
propos (mais surtout pour s'économiser) et volume général
un peu limité, vu l'acoustique assez moyenne de la salle. Comme
de juste, le contre-ré est pris par en dessous, mais la note est
bien là, retentissante.
La suite de la soirée
la révèle en très grande forme, enchaînant,
sans fatigue apparente, ensembles et duos (celui avec Raimondo est malheureusement
coupé). Les reprises sont ornées de variations de bon goût,
les suraigus généreux (toujours par en dessous, façon
sirène d'alarme, mais bon), le timbre juvénile est resté
quasiment intact.
Malheureusement, tout cela
ne suffit pas à créer un personnage et il est difficile d'être
ému par cette Lucia. Et il faudra attendre la scène de folie
pour connaître un authentique moment de bonheur avec les variations
accompagnées à la flûte. Paradoxalement, c'est dans
ce passage dépourvu de texte que Gruberova est la plus émouvante,
colorant chaque son avec la plus extrême sensibilité : un
petit miracle.
A ses côtés,
Jorge Pita est un Edgardo ardent dont le timbre évoque un peu celui
du jeune Carreras. Techniquement, il a des progrès à faire
et la fatigue le gagne prématurément (2).
Compte tenu des circonstances, on lui pardonnera sa scène du tombeau
conclue par un si... "pas si naturel que ça" !
Boaz Daniel est un Enrico
plutôt routinier : timbre passe-partout, interprétation standard
; au moins chante-t-il toutes les notes.
Reinhard Hagen déploie
quelques fastes dans sa grande scène de l'acte III et nous fait
regretter de le voir privé de son duo avec Lucia. Il aurait été
intéressant de l'entendre dans une scène purement belcantiste.
Les petits rôles s'échelonnent
du moyen (l'Arturo de Yosep Kang ou l'Alisa de Kwanchul Youn) au franchement
insuffisant (le Normanno de Volker Horn, inaudible avec les choeurs).
Que dire de la production,
sinon que je n'ai jamais rien vu de si mauvais depuis des lustres (3)
: toiles peintes sorties d'une fête paroissiale (quand on pense que
la perspective a été inventée il y a près de
500 ans...), costumes criards, mobilier hideux, éclairage uniforme...
et avec ça, main sur le coeur devant le trou du souffleur côté
homme, et défilés absurdes côté choristes...
Si seulement la médiocrité
se limitait à l'aspect visuel... hélas, ce n'est guère
mieux dans la fosse : à la tête d'un orchestre négligent
et parfois tonitruant, Stefano Ranzani dirige sans finesse, se permettant
des coupures telles qu'on en pratiquait il y a 50 ans (outre le duo déjà
cité, la scène de l'orage Arturo/Enrico, des mesures un peu
partout, quelques reprises et bien entendu toutes les codas ornées
: quand on découvre dans le programme que la version se réfère
au manuscrit original, on se demande pourquoi !).
Comment une artiste de la
dimension d'Edita Gruberova peut-elle se contenter d'une telle médiocrité
? Mystère.
Avis aux amateurs donc :
la soprano reprendra le rôle à Munich dans une production
de Robert Carsen ; sans doute une des dernières occasions d'apprécier
sa Lucia, et dans un cadre plus digne d'elle.
Placido Carrerotti
Notes
1.
1. A l'issue de la représentation, le Deutsche Oper remettait à
Edita Gruberova un ours, symbole de Berlin, à l'occasion de cette
200ème Lucia.
2.
Parce que le rôle ne dépasse pas le si naturel (du moins dans
la version traditionnelle), il arrive régulièrement que des
artistes qui chantent habituellement Don Carlo, Cavaradossi ou Pinkerton
(c'est le cas de Pita) éprouvent une désagréable surprise
confrontés à la tessiture d'Edgardo. Même l'excellent
Marcello Alvarez (pourtant bien davantage adéquat) éprouvait
de très nettes difficultés dans la version parisienne donnée
au Châtelet (la scène finale est plus haute d'un demi-ton,
il est vrai).
3.
Je préfère ne pas parler de ces expériences particulièrement
traumatisantes...
...
...
Bon d'accord : une Favorita
donnée dans un ancien cinéma de Bilbao avec un décor
unique (par "unique", il faut comprendre que les mêmes toiles peintes
servaient à tous les opéras de la saison) et une Lucia
à Reims, dans les décors de la création, vraisemblablement
sauvés de l'incendie de la Salle Le Pelletier.