La production de Robert Carsen a déjà
quinze ans. Point d'Ecosse vers 1700, mais le rideau s'ouvre sur des choristes
en uniformes modernes, entrant et sortant au pas cadencé. Excepté
certains solistes, tous sont habillés de gris. Gris aussi le décor
oppressant, qui enferme les personnages dans leur drame ou leur folie.
Seul le fond sous forme de grille se lève ou s'abaisse pour laisser
place à un ailleurs moins sombre. C'est par là qu'Edgardo
entre à l'acte I; par là qu'apparaîtra Lucia, comme
une vision de l'au-delà, lorsque le ténor expire, au dénouement.
Des pans de décor s'ouvrent, comme les lits d'une morgue, mais c'est
pour qu'Enrico y range ses dossiers et quelques secrets de famille. Lucia,
toute vêtue de blanc, détonne dans cet univers nocturne et
masculin. Les éclairages de Jürgen Hoffmann sont à ce
titre très suggestifs.
Ralf Weikert dirige un orchestre et
des choeurs impeccables. Sa direction est plutôt alerte dans les
tempi
et dramatique. Elle nous permet également d'entendre toutes les
scènes avec un minimum de coupures. Le problème se situe
plutôt dans l'équilibre entre la fosse et la scène,
comme nous allons le voir.
La distribution réunie est d'un
bon niveau. Stefano Antonucci campe un Enrico puissant en matière
de projection vocale et brutal dans son jeu, allant jusqu'à gifler
sa soeur juste avant "Se tradirmi tu potrai". Voix ample et sonore, à
l'identique, pour l'Edgardo de Fabio Sartori, entendu quelques jours plus
tôt au Staatsoper de Vienne dans un solide Rodolfo de La Bohême.
Physiquement, le ténor ne correspond pas aux canons du jeune premier,
mais il se donne à fond, vocalement, au détriment parfois
d'un phrasé qui pourrait gagner en nuances. Nous ne manquons pas
non plus de décibels avec le Raimondo de Pavel Daniluk, mais pour
le coup le style est trop grossier, la ligne de chant parfois malmenée.
Les rôles secondaires chantés par Kismara Pessatti et Cristiano
Cremonini sont satisfaisants.
Reste donc la Lucia d'Annick Massis,
jamais entendue dans ce rôle à Zürich. La soprano paraît
doublement fragile. Fragile dans le bon sens du terme sur le plan dramatique,
en tant que femme contrainte puis démente. Fragile aussi dans la
projection et le volume de la voix face à ses partenaires. Il est
regrettable que certains passages se perdent quand l'orchestre et le choeur
joue ou chante forte. Ainsi dans le sextuor "Chi mi frena", la voix
est couverte dans le beau passage crescendo sur les si bémol aigus.
C'est d'autant plus dommage que nous tenons là une Lucia crédible
scéniquement, sensible musicalement. Quand la soprano n'a pas à
lutter contre la masse orchestrale ou chorale, nous entendons du très
beau chant. L'air d'entrée est superbement interprété,
d'autant plus qu'il inclut le passage si souvent coupé à
la fin de "Quando rapito in estasi". Au crédit encore de la cantatrice,
le rétablissement des vocalises dans le duo avec son frère
"Il pallor, funesto, orrendo". Le timbre est beau, la technique solide,
sa Lucia touchante. Il ne manquait plus que le chef modère le volume
sonore de ses troupes à certaines occasions.
Au rideau final, tous les interprètes
ont été chaleureusement et longuement applaudis.
Valéry FLEURQUIN