Pour sa troisième édition,
le festival des régions proposé par le Châtelet accueille
cette année l'opéra de Lyon avec deux spectacles phares qui
ont marqué la saison : Ariadne auf Naxos et Lucie de Lammermoor.
Les parisiens redécouvrent ainsi la version française de
cet ouvrage, régulièrement jouée durant tout le dix-neuvième
siècle, telle que l'entendit sans doute le jeune Flaubert.
Car il s'agit bien d'une version à
part entière, les remaniements effectués par le compositeur
n'étant pas négligeables : l'orchestration est allégée
et le drame plus resserré. On peut regretter la suppression du duo
Lucia / Raimondo et de l'orage au début du trois, mais ces pages
étaient déjà régulièrement coupées,
à la scène comme au disque, dans l'original italien jusque
dans les années soixante. Normanno et Alisa sont fondus en un seul
personnage, d'une importance capitale : Gilbert. Manipulateur ambigu et
cupide, agent double à ses heures, il est le mauvais génie
d' Henri, dont il trahit la soeur qui se confie à lui sans méfiance.
Le rôle de Lucie enfin, d'une tessiture plus aiguë, débute
avec une scène brillante empruntée à Rosmonda d'Inghilterra,
qui remplace l'air dramatique Regnava nel silenzio. Loin d'affadir l'oeuvre,
comme on a pu le lire, cette substitution permet de dessiner le portrait
d'une jeune fille amoureuse tout à la fois inquiète (la cavatine
Que
n'avons-nous des ailes) et confiante : L'espoir brille en mon coeur,
répète-t-elle à l'envi dans la cabalette . On est
loin de la Lucia déjà hantée par les fantômes
sanglants du passé. Le contraste avec la scène de la folie
n'en est que plus accentué.
Le rideau se lève sur le plateau
nu, plongé dans une nuit oppressante qui n'aura pas de fin et d'où
émergent peu à peu des chasseurs, les armes à la main,
déposant leur gibier mort sur le devant de la scène. Le ton
est donné : c'est dans cet univers sombre et brutal qu' évolue
la douce Lucie, seule femme dans un monde exclusivement masculin. Même
le bal qui précède la folie nous montre les choristes des
deux sexes vêtus d'armures et s'exerçant au combat, l'épée
au poing.
Peu de couleurs, si ce n'est le rouge
éclatant de la cape d'Arthur, première victime d'une série
de morts violentes qu'il déclenchera malgré lui et, au premier
acte, le jaune vif de la robe de l'héroïne qui rêve encore
d'un avenir radieux. Au jaune succédera le violet, couleur du demi-deuil,
puis le blanc de la parure nuptiale et de la chemise de nuit, linceul déjà,
maculée de sang.
Sobres, les décors esquissent
un intérieur étouffant, tout en boiseries au deux, puis une
architecture vaguement gothique, glaciale à souhait, qui s'écartera
pour laisser place aux tombes du dernier tableau. Dans ce dispositif ingénieux
et peu envahissant, les personnages se meuvent en toute liberté,
soutenus par une direction d'acteur efficace qui culmine dans la scène
de la folie particulièrement impressionnante. L'image de Lucie,
chantant sa cavatine en rampant au milieu des guerriers est d'un effet
saisissant.
Musicalement, on est à la fête
: beaucoup plus à son affaire que dans son récent Pirate
bellinien,
Evelino Pido peaufine chaque détail et propose un direction raffinée
et alerte de cet ouvrage à la reconstitution duquel il a participé.
Quelques brutalités, notamment à la fin de l'ouverture et
dans le sextuor, ne sauraient entacher une prestation somme toute d'un
haut niveau tout comme l'orchestre, dont les cordes, en particulier les
violons, sont absolument magnifiques. Impeccables également, les
choeurs préparés par Alan Woodbridge.
Les seconds rôles n'appellent
que des éloges : Yves Saelens campe un Gilbert veule à souhait
sans tomber dans la caricature du méchant d'opéra, et Marc
Laho exhibe un timbre presque trop séduisant pour le fade Arthur.
Les belles notes graves de Nicolas Cavallier font regretter que la partie
de Raymond soit si réduite dans cette version.
Ludovic Tézier incarne avec
intelligence et fière allure le personnage complexe d'Henri, obtus
en apparence, mais perceptiblement en proie à l'incertitude et enfin
au remords. Sa voix parfaitement projetée ne manque pas de charme,
et sa technique accomplie lui permet de surmonter toutes les embûches
d'un rôle si souvent mal servi (dans l'original italien). Tout au
plus pourrait-on lui reprocher une dynamique limitée à l'alternance
forte / mezzo forte, là où l'on attendrait davantage de nuances.
Tel n'est pas le cas de Marcello Alvarez
qui, disons-le d'emblée, nous offre une prestation proche de l'idéal.
Son Edgard tourmenté, viril et fragile à la fois, bénéficie
d'une ligne de chant d'une rare élégance, capable des demi-teintes
les plus subtiles, et dotée d'un aigu forte, plein, rond et jamais
forcé dont on lui sait gré de ne pas abuser. Le timbre chatoyant,
délicatement ambré est d'une beauté irrésistible.
Nul sanglot déplacé dans la scène finale, d'une émotion
contenue, qui arracherait des larmes aux pierres tombales ! Certes, le
comédien est parfois un peu gauche, mais comment résister
à tant de sincérité et d'humilité touchante
au salut final ?
Remplaçant Nathalie Dessay,
Patrizia Ciofi a encore mûri son personnage depuis les représentations
lyonnaises. Sa composition, d'une justesse remarquable, sans effets superfétatoires,
culmine dans une scène de la folie hallucinante. La voix, d'une
homogénéité sans faille jusque dans l'aigu - jamais
strident- se rit des difficulté les plus périlleuses de la
partition. Son français, en outre, est d'une intelligibilité
quasi parfaite. Après sa touchante Aspasie (dans Mitridate, avec
Rousset), au Châtelet déjà, sa Nanetta et sa Sophie
à Bastille, cette Lucie témoigne de l'irrésistible
ascension d'une artiste dont on n'a pas fini de parler. On l'aura compris,
l'accueil triomphal que le public réserve à ce spectacle
est amplement mérité.
Christian Peter
(Dominique Vincent)