Un ton plus haut
Il n'est pas certain que ce soit l'intérêt
musicologique qui ait poussé l'Opéra de Lyon à monter
cette version française de l'oeuvre phare de Gaetano Donizetti.
L'explication se trouve sans doute dans la particularité de cette
version. En effet, nonobstant les différences de construction dramatique,
les morceaux coupés et les quelques mesures nouvelles, la grande
différence entre Lucie et Lucia réside dans la tessiture
du rôle titre. Ainsi sa scène d'entrée, tirée
de Rosamonda d'Inghilterra est d'une tessiture moins centrale que le Regnava
nel silencio de Lucia. Par ailleurs, le reste du rôle est pour l'essentiel
un ton plus haut que ce que nous avons l'habitude d'entendre dans Lucia.
Et c'est là qu'intervient Natalie
Dessay, le vrai mobile de ce spectacle. Si une prise de rôle dans
Lucia aurait pu être contestable et sans doute très contestée,
le rôle de Lucie, d'une tessiture plus légère et dans
la langue de l'interprète était censée lui aller comme
un gant. Le festival de Martina Franca avait d'ailleurs souhaité
recréer cette version de l'oeuvre avec cette artiste. Après
son refus, on s'était rabattu sur Patrizia Ciofi, jeune chanteuse
pleine de promesses que les parisiens ont découvert dans Nanetta
la saison dernière.
Pour la Lucie de Natalie Dessay, Lyon
a mis les petits plats dans les grands en invitant Roberto Alagna, star
du moment et meilleur ténor français, entouré d'une
jeune garde prometteuse menée par Ludovic Tezier. On a également
prévu un enregistrement studio et un DVD. L'écrin était
prêt pour le joyau. Bis repetita non placent, des problèmes
de santé (ou bien vocaux) ont empêché Natalie Dessay
d'assurer toutes les représentations et on a de nouveau appelé
Patrizia Ciofi à la rescousse afin d'assurer la moitié des
représentations. Ce dimanche 13, ce devait être une des trois
représentations de Mme Dessay. Que non pas ! Une angine obligeait
l'Opéra de Lyon à demander à sa collègue d'assurer
une quatrième représentation. Manque de chance, Patrizia
Ciofi était elle aussi soufrante. Voilà qui augurait mal
du voyage à Lyon... mais autant le dire tout de suite, ceux qui
étaient là n'ont pas été déçus.
La mise en scène de MM Caurier
et Leiser, d'une sobriété et d'un classicisme de bon aloi,
n'avait pourtant rien de marquante. On échappait aussi bien à
la fosse aux fous qu'aux écossais en kilt. Une mise en scène
"Juste-Milieu" correspondant bien à l'époque de création
du spectacle. Quoiqu'il en soit, la façon dont étaient dirigés
les acteurs, leur physique comme leur jeu ne laissaient pas de convaincre.
Et ce n'est pas tous les jours fête ! La production ne mérite
pas qu'on en dise beaucoup plus, ni en bien, ni en mal.
Pour garnir la fosse, l'Opéra
de Lyon avait là encore décidé de faire les choses
comme il fallait et avait convoqué Evelino Pido. Ce chef s'était
non seulement distingué dans ce répertoire mais aussi dans
ce même théâtre dans L'Elisir d'Amore enregistré
avec le même Roberto Alagna. On doit à la vérité
d'écrire que la direction d'Evelino Pido a dérouté.
On avait presque l'impression, à l'écouter, que cette musique
l'ennuyait. Non que ses tempi fussent par trop alanguis, mais le tout manquait
parfois de nerf. Ce fut le cas de la strette finale du premier acte, moment
le plus urgent de la partition. Puisqu'on est aux interrogations, on s'est
en outre demandé quelle logique avait présidé aux
choix musicologiques. En effet, dans certains morceaux, mais pas dans tous,
les notes ajoutées habituellement étaient gommées.
Ce fut le cas des deux Sol de l'air et de la cabalette d'Henri, du Mi et
du La concluant la cabalette du duo entre Henri et Lucie, des suraigus
couronnant le sextuor ou la scène de folie. Ces absences étaient
peut-être dues aux chanteurs. Qui sait ?
Et pourtant, quel bonheur que ces interprètes-là
! Heureusement qu'on nous avait annoncé Patrizia Ciofi malade. Son
air d'entrée ne l'aurait jamais fait deviner. Tant le récitatif
que l'air étaient emprunts d'une émotion et d'une urgence
dramatique : une incarnation habitée. En outre, la cabalette, plus
ardue que celle de la version originale, révélait une technicienne
belcantiste aboutie. Les variations lors de la reprise était aussi
bien venues qu'exécutées avec goût et assurance. Le
reste du rôle fut d'un niveau de qualité comparable. Etait-ce
l'effet de la maladie, mais la fièvre semblait littéralement
s'emparer de l'interprète et partant du personnage. Tant et si bien
que la scène de folie ne fut en rien un exercice gratuit de virtuosité
mais le véritable accomplissement d'un drame humain. Au fur et à
mesure de la soirée, plus personne ne semblait regretter la défection
de Natalie Dessay et le triomphe qui a accueilli Patrizia Ciofi lors des
saluts était des plus mérités.
La concurrence était pourtant
rude. Son partenaire masculin a prouvé une fois encore dans ce rôle
que toutes les récriminations sur la façon dont il gère
sa carrière ne sont que billevesées face à la beauté
de l'artiste. Oui, Roberto Alagna irradie de beauté sur scène.
Pas de cette beauté plastique qu'on peut rencontrer dans la vie
quotidienne. De celle qui ne se rencontre que sur scène. De celle
qui transforme les mères de familles quadragénaires en midinettes.
La voix du bon dieu, la vaillance du héros, la sensibilité
du poète, toutes ces choses magiques que n'arrive même pas
à gâcher une présence prolongée sur le devant
de la scène lors des saluts. Qu'il soit permis de faire un éloge
supplémentaire au ténor. Dans la partition originale du duo
entre Edgard et Lucie, reprise ici par le compositeur, le ténor
doit chanter un effrayant Contre-mi. Souvent, quand cette note n'est pas
tout simplement escamotée, elle échoit au soprano. Ce ne
fut pas le cas. Roberto Alagna a chanté cette note avec une voix
mixte manquant certes un peu de projection mais d'une justesse irréprochable.
Chapeau bas !
Son ennemi sur scène n'avait
pas moins de classe. Ludovic Tezier qui interprétait Henri est en
effet un jeune chanteur français dont la stature laisse présager
une carrière plus qu'intéressante. Le timbre est plein et
beau, dans la grande tradition des barytons français de Jean Borthayre
et Michel Dens à Robert Massard et Gabriel Bacquier en passant par
Ernest Blanc. Il n'a pas à rougir, loin s'en faut, de cette comparaison
flatteuse. Sa voix essentiellement de demi-caractère s'accompagne
de véritables accents dramatiques, d'une facilité d'émission
réjouissante et d'une intelligence d'artiste indéniable.
Son air, comme ses duos avec Lucie et Edgard lui ont permis, chose rare,
de montrer l'ambiguïté d'un personnage souvent réduit
par d'autres à un méchant-type. Enfin voyait-on et entendait-on
un homme qui doute. Merci !
Dans Lucie de Lammermoor, Raymond voit
ses interventions réduites à la plus simple expression en
perdant ses deux airs. On n'en a pas moins entendu un bon Nicolas Cavallier
dont on ne pouvait que regretter le mutisme relatif. Arthur était
quant à lui chanté par Marc Laho qui a à son répertoire
le rôle d'Edgardo. Là encore du luxe pour un rôle ingrat
aussi bien rendu que faire se pouvait. On sera plus circonspect à
propos d'Yves Saelens dans le rôle de Gilbert. Dans cette version,
l'impact dramatique du personnage est accru par rapport à son devancier
Normanno mais il ne chante pas beaucoup plus. Bien que la prestation scénique
du ténor belge fut satisfaisante, sa propension à détimbrer
pour avoir l'air d'interpréter était un peu agaçante.
Mais passons.
En conclusion, un réel bonheur
qui donne envie de réentendre cette oeuvre avec Natalie Dessay et
Marcello Alvarez au théâtre du Châtelet à la
fin de la saison. En quelque version que ce soit, Donizetti n'a pas fini
de nous donner du plaisir à l'écoute de ce qui sans doute
son plus grand chef-d'oeuvre.