La censure a parfois du bon
: ce sont en effet les ciseaux allègrement maniés par les autorités
napolitaines qui contraignirent en partie un jeune compositeur à se détourner
des fresques historiques et politiques qui avaient assuré ses premiers succès,
pour inventer une nouvelle manière basée sur l'approfondissement des
caractères. Luisa Miller, créée au San Carlo au début du mois de
décembre 1849, annonce en effet les chefs-d'œuvre à venir et leur cède peu sur
le plan musical : peut-être une trop grande convention dans la forme,
peut-être aussi un manque de profondeur derrière la générosité de
l'inspiration. Il était en tout cas normal que l'Opéra Royal de Wallonie,
fidèle au compositeur italien dont il propose avec régularité les piliers du
répertoire comme les opéras négligés de jeunesse, se penchât sur ce "mélodrame
tragique". Nous sommes en effet en présence d'une de ces intrigues qui font
les délices des amateurs de faits divers sordides, et le bonheur des
librettistes d'opéra : une histoire d'amour et de trahison, sur fond de
château tyrolien au XVIIIe siècle.
La production, signée par
Jean-Claude Fall, a été créée à Montpellier en 2000. Son maître d'œuvre refuse
de nous distraire par des repères géographiques ou temporels trop précis,
préférant souligner l'universalité des caractères. Dans un dispositif très
sobre, permettant de rapides changements à vue, il s'efforce d'éclairer
l'intrigue et les relations tendres ou perverses qui se tissent entre les
personnages. Ce que nous perdons en chatoyance scénique, nous le gagnons dès
lors en concentration dramatique, pour une lecture nette et précise, soucieuse
du confort des chanteurs et efficace dans la caractérisation des personnages.
Le héros de cette
représentation est incontestablement le maestro Carella, spécialiste
indiscutable du répertoire italien de la première moitié du XIXe siècle et, à
mon sens, l'un des chefs les plus regrettablement sous-estimés du moment. Il
aborde l'ouvrage sans complaisance ni condescendance, avec un soin du détail
qui ne fait jamais perdre de vue l'architecture d'ensemble. Les soli
instrumentaux sont admirablement mis en valeur au sein d'une pâte orchestrale
souple et colorée, la dynamique est juste, la pulsation rythmique exacte, les
chanteurs reçoivent un soutien attentif et les ensembles sont conduits avec
énergie. Cette direction en tous points remarquable rend parfaite justice à un
ouvrage parfois négligé, et offre à l'orchestre et au chœur de l'ORW
l'occasion de se présenter sous leur meilleur jour.
C'est avec intérêt que j'ai
découvert la jeune soprano argentine Virginia Tola, l'une des lauréates du
concours Operalia en 2000, qui possède plus d'un atout dans sa voix : la
fraîcheur du timbre, la facilité des vocalises, la qualité de la projection.
Elle possède la virtuosité nécessaire pour assumer la filiation belcantiste du
rôle de Luisa, mais doit encore gagner en maîtrise d'un registre aigu affligé
de quelques stridences. Nous sommes toutefois incontestablement en présence
d'une voix à suivre et d'une actrice attachante, qui se mesurera prochainement
à Fiordiligi à la Monnaie. Je serai moins positif au sujet de Laura Brioli,
dont la Federica a de la pulpe, mais dont le chant tantôt poitrinant à l'excès
et tantôt trémulant ne m'a guère séduit.
Marcel Vanaud n'a pas paru
au mieux de sa forme en Miller, donnant à son entrée d'inquiétants signes
d'engorgement. Le baryton belge a chanté avec les honneurs la plupart des
barytons verdiens, sans en posséder les moyens exacts, faute d'une palette de
couleurs adéquate et d'une projection plus insolente. Ici, son grand métier
lui permet une fois encore de camper très dignement un père roturier
d'extraction mais noble de sentiments. Chez Keith Ikaia-Purdy, d'excellentes
intuitions musicales (notamment dans son duetto avec Federica au premier acte)
ne peuvent masquer l'inadéquation d'une voix de ténorino trop vite montée en
graine, qui ne parvient jamais à se libérer pleinement dans l'aigu et souffre
d'un timbre assez ingrat. Au contraire, Léonard Graus, en bonne voix, campe un
traître inquiétant mais jamais caricatural. Wojtek Smilek se montre aussi
convaincant que dans son récent Ermite in loco : on admire sans restriction la
noblesse du timbre et l'autorité vocale d'un Walter de grande classe.
Malgré ces réserves de
surface, j'ai assisté à une très agréable représentation qui prouve s'il en
était besoin que Luisa Miller constitue un jalon majeur dans
l'évolution de la création verdienne et que l'ORW, auréolé du succès
remarquable de son Ring, n'entend pas tomber dans la routine. Vivement
la Gioconda !
Vincent Deloge