INCREVABLE PLACIDO
!
Le ténor sexagénaire
fait de nouveaux débuts en baryton
Née dans la seconde moitié
du XVIIème siècle pour la distraction de la cour madrilène,
la zarzuela (1)
est à l'origine une suite de cantates alternées de passages
versifiés.
Un siècle plus tard, le livret
prenant de l'importance, la zarzuela devient un équivalent
de l'opéra-comique français du XVIIème , mais elle
s'inspire davantage de personnages populaires.
Le genre évolue encore pour
atteindre son apogée après le milieu du XIXème : le
texte parlé garde une grande importance, avec toujours la référence
populaire et des sujets plus contemporains; la musique se hisse au niveau
de complexité de celle de l'opéra (à l'image de l'opéra-comique
français, d'ailleurs), tout en puisant son inspiration mélodique
dans le folklore espagnol ; les références sont alors Chapi,
Chueca, Breton, Barbieri et bien d'autres...
Au début du XXème siècle,
la zarzuela flirte avec l'opérette, notamment dans les ouvrages
de Pablo Sorozabal, compositeur prolixe, mais diversement apprécié.
Elle connaît encore deux derniers
chefs d'oeuvre : Doña Fransisquita de Vives, en 1923 et cette
Luisa Fernanda.
Par ce bref historique, on voit bien
que Luisa Fernanda, créé à Madrid en mars 1932,
est un rejeton particulièrement tardif du genre "zarzuela grande"
(2)
, un anachronisme à la date de sa création, ce qui n'entache
en rien sa valeur dans l'absolu.
Né en 1891, Torroba fut à
la fois impresario et organisateur de tournées aux Amériques,
directeur de théâtre (jusqu'à trois salles simultanément),
chef d'orchestre (il dirigea papa et maman Domingo), compositeur de musique
instrumentale, notamment symphonique, de ballets et, bien entendu, de zarzuelas
: il resta fidèle à celles-ci jusqu'au terme de sa vie ;
sa dernière oeuvre, El Poeta, fut créée par
Placido Domingo en 1980, l'auteur ayant dépassé les 90 ans.
L'intrigue se base sur des faits historiques
: la révolution libérale de septembre 1868 qui vit la fuite
d'Isabelle II et l'instauration d'une première république
; c'est d'ailleurs un autre anachronisme : en 1932, les spectateurs étaient
plutôt habitués aux ouvrages mettant en scène des événements
contemporains.
Les péripéties sont trop
nombreuses pour être développées ici, je me contenterai
de résumer le livret dans ses grandes lignes.
Luisa Fernanda est fiancée à
Javier qui lui a promis de l'épouser à son retour de la guerre.
Elle est courtisée par Vidal,
un riche paysan de l'Estremadure, dont elle refuse les avances en lui avouant
sa fidélité à son fiancé.
Quand Javier, dorénavant colonel
des hussards, revient dans son village natal, ses amis essaient de le gagner
à la cause révolutionnaire et l'entraînent à
l'auberge pour éviter les regards soupçonneux de la duchesse
Carolina.
Au sortir de l'auberge, les révolutionnaires
annoncent à Vidal qu'ils ont gagné Javier à leur cause
: par jalousie plutôt que par conviction, celui-ci se déclare
royaliste.
Javier sort à son tour : il
est immédiatement envoûté par la duchesse Carolina
qui l'entraîne à sa suite. Changement de programme : Javier
est finalement royaliste, Vidal devient révolutionnaire et Luisa
Fernanda s'évanouit (à quoi tiennent les opinions politiques...).
A l'acte II, après une avalanche
de péripéties secondaires, Carolina met aux enchères
l'honneur d'une danse avec elle dans le but d'obtenir des offrandes pour
l'Eglise; Vidal et Javier s'affrontent, le premier gagne et cède
sa victoire à Javier qui, vexé le provoque en duel; Vidal
accepte, mais propose de remettre l'explication à plus tard.
Le lendemain, la révolte éclate
: Nogales, le chef de l'insurrection est blessé et c'est Vidal qui
mène donc les combattants ; pour lui, l'heure du duel a enfin sonné.
Parallèlement, la duchesse Carolina,
chassée par le soulèvement, s'est réfugiée
à l'auberge : elle y subit les discours vengeurs de Luisa Fernanda.
Peu de temps après, on amène Javier prisonnier; nos révolutionnaires
sont prêts à le mettre à mort quand Luisa Fernanda
intervient pour sa défense, les accusant de lâcheté.
Vidal arrive et libère le prisonnier : Javier a perdu son défi.
Mais les hussards arrivent, qui ont
finalement neutralisé les rebelles : quand ils demandent le "cerveau
du gang", Javier n'hésite pas à dénoncer Vidal; mais
Nogales se déclare seul coupable et Vidal est épargné.
Abattue par tant de désillusions, Luisa Fernanda saisit alors le
bras de Vidal et lui demande la paix d'un foyer tranquille.
Au troisième acte, tout est
prêt pour le mariage dans la propriété de Vidal. La
duchesse Carolina a émigré au Portugal et on est sans nouvel
de Javier, que l'on croit mort dans la suite des combats.
Bien entendu, Javier revient auprès
de Luisa Fernanda, la supplie de le pardonner : la jeune femme lui demande
de partir tout en lui avouant qu'elle partage son amour. Quand Javier revient
une nouvelle fois en pleine fête de mariage, Vidal comprend aux larmes
de Luisa Fernanda qu'il n'a pas conquis son amour et, désespéré,
lui demande de partir pour toujours.
Sur cette intrigue digne de Piave ou
de Scribe, Torroba a composé une musique vive et alerte, à
l'orchestration subtile, riche en mélodies, sans vulgarité
et dans un climat général de douce nostalgie.
Maria José Montel est superbe
en Luisa Fernanda : riche voix de mezzo très typée, alliée
à un physique particulièrement avantageux.
José Bros (Josep Bros quand
il chante au Liceo) est presque un luxe en Javier : le choix s'avère
pertinent, car le rôle est difficile et l'acoustique du Teatro degli
Arcimboldi exige des voix bien timbrées à défaut d'être
puissantes. Le style est comme toujours impeccable; le timbre reste en
revanche assez quelconque.
Elena de La Merced est un peu en retrait
en duchesse Carolina : un timbre un peu aigre, des aigus tendus, sont compensés
par une belle présence scénique.
Sponsor de la soirée, Placido
Domingo n'avait pas le droit de nous décevoir en Vidal : l'artiste
nous revient dans une forme absolument éblouissante; certes, cette
tessiture de baryton aigu lui convient à merveille (3),
mais on ne peut qu'être épaté par un tel engagement
dans la défense de cette oeuvre qui lui tient visiblement à
coeur.
Physiquement, Placido semble même
avoir rajeuni (ces dernières années, il avait tendance à
se tenir exagérément voûté) : son entrée
très théâtrale (à contre-jour, en cow-boy d'Estremadure)
lui vaut une longue acclamation, ce qui n'est franchement pas dans les
habitudes de Milan.
Miguel Roa dirige avec talent un orchestre
splendide. Il ne s'agit pourtant que de deux représentations d'une
oeuvre inconnue en Italie, or, la phalange scaligère n'économise
en rien son talent et défend l'ouvrage comme si Muti dirigeait un
Verdi.
La dernière surprise de la soirée
nous vient de la production.
Costumes magnifiques (dans les tons
crème ou noir), éclairages alla Strehler, chorégraphie
discrète mais efficace, décors simples (quelques chaises
et tables, un arbre au dernier acte) rehaussés par des effets de
lumières et d'ombres sur des toiles mouvantes, mouvements de foules
admirablement réglés, jeu dramatique parfait chez les solistes...
la Scala aura vraiment péché par excès de modestie
en annonçant une version semi-scénique (4)
!
Au global, la surprise de la découverte
d'une oeuvre attachante et une très belle réussite d'ensemble.
Placido Carrerotti
(1)
La zarzuela doit son nom au Palais de campagne della Zarzuela,
nommé ainsi en raison des ronces (zarzas ou zarzales)
qui l'environnaient et où furent données les premières
oeuvres qui ont donné naissance au genre.
(2) La zarzuela grande, en
deux ou trois actes, se distingue des ouvrages moins ambitieux en un acte
unique.
(3) Et puis un la
bémol de Domingo, ça vaut bien un contre ré
de Chris Merritt !
(4) Par comparaison, le Faust
de Lavelli fait figure de version concert.
.