C'est à nouveau un spectacle
éblouissant que propose l'Opéra du Rhin. Pourtant, tout n'est
pas parfait dans cette production, mais un tel souffle, une telle force,
scénique et musicale, ne font qu'emporter le spectateur de la première
à la dernière note dans un tourbillon dont il est difficile
de s'échapper. Comme Lulu, l'on subit impuissant le cours tragique
des événements au point que l'on ressort de cette représentation
sonné, épuisé, sous le choc.
Alors on passera sur le manque d'aisance
de Melanie Walz en Lulu (aigus tirés, souvent à l'arraché),
pour souligner son incarnation formidable du personnage, on passera sur
les difficultés que rencontre parfois Fabrice Dalis en Alwa pour
ne retenir que sa fougue et l'émotion qu'il insuffle à ses
interventions, on passera sur un orchestre Philharmonique de Strasbourg
encore un peu vert en cette première, pour ne retenir que son engagement
à défendre une partition d'une difficulté extrême.
Oui, on passera sur toutes ces petites imperfections pour être, en
premier lieu, ébloui par une mise en scène d'une intelligence
et d'une pertinence rare.
Lulu (Melanie Walz), Alwe (Fabrice
Dalis)
et Schön (Dale Duesing)
© Alain Kaiser
Andreas Baesler a choisi de placer
l'action dans une morgue défraîchie, sale et puante où
le " dompteur " présente des cadavres. Vision glaçante, saisissante.
Tout au long des 3 actes, cette morgue sera toujours présente, mais
plus ou moins cachée par des rideaux, des tapisseries, tableaux,
meubles etc., ce qui permettra une remarquable caractérisation des
différentes ambiances des sept tableaux, tout en gardant cet élément
fixe : tout part de cette morgue et tout y revient (sidérante vision
lorsque les éléments de décor disparaissent et que
l'on redécouvre cette morgue plus crue et terrifiante qu'au début).
Ainsi, les sinistres tiroirs s'ouvriront parfois pour faire apparaître
un personnage, le cacher ou le faire disparaître, toutes ces proies
qui gravitent autour de Lulu finissent en effet plus ou moins par devenir
victimes et trépasser.
Autre idée forte d'Andreas Baesler
: faire référence à différentes époques
du XX° siècle. Nous partons d'un cabinet de peintre très
"bohème" pour nous retrouver ensuite dans un climat très
début de siècle tandis qu'un mobilier et des costumes années
20 installent un univers très "gemütlich". Puis ce sont des
gendarmes tels que ceux que l'on voit dans les films de Jacques Tati qui
viennent pour arrêter Lulu à l'acte III tandis que le dernier
tableau pourrait se passer de nos jours.
A travers ces allers et venues temporels
et les étonnantes métamorphoses physiques de Lulu (auxquelles
seul "résiste" le tableau initial du peintre, un superbe visage
sans traits), c'est le mythe de la femme mère-amante qui est évoqué
subtilement.
© Alain Kaiser
A cette fascinante scénographie
s'ajoute une remarquable direction d'acteurs servie avec un engagement
puissant par tous les chanteurs réunis.
Parmi ceux-ci, on trouve des prises
de rôle comme des incarnations devenues célèbres .
Ainsi, l'Opéra du Rhin nous a offert le bonheur de retrouver le
Schigolch de Franz Mazura. Cet étonnant acteur devenu chanteur fait
partie de ces artistes dont, à l'instar d'Anja Silja, on oublie
la voix, aujourd'hui sur le déclin, pour se laisser captiver par
l'incarnation magistrale. Mazura est Schigolch, comme il était
Dr Schön quelques années auparavant (notamment dans la célèbre
production de Boulez/Chéreau à l'Opéra de Paris en
1979).
Lulu (Melanie Walz) et Schön
(Dale Duesing)
© Alain Kaiser
Dans le registre des prises de rôle,
on retiendra le magnifique Dale Duesing dans son premier Dr Schön.
Est-ce la proximité de Franz Mazura sur scène qui nous a
fait parfois avoir l'impression de voir et d'entendre celui-ci ? La voix
est superbe, sonore sur tout le registre, le personnage remarquablement
campé, l'aisance exceptionnelle pour une prise de rôle.
On trouve les mêmes qualités
chez Le Dompteur et l'Athlète du remarquable Paul Gay. Fabrice Dalis
quant à lui se tire avec tous les honneurs - malgré quelques
réserves techniques - du rôle extrêmement exigeant d'Alwa.
On retrouve avec plaisir Hedwig Fassbender dans une superbe Comtesse Geschwitz,
mêmes si certains aigus des crucifiantes phrases finales sont un
peu bas. Mélanie Walz, on l'a dit, manque d'aisance, mais aussi
parfois de puissance, dans ce rôle parmi les plus difficiles
du répertoire lyrique, pourtant, on est emporté par le personnage.
Aucune faiblesse dans les nombreux
seconds rôles, tous sont aussi excellents vocalement que dramatiquement.
Lulu (Melanie Walz) et Geschwitz
(Edwidge Fassbaender)
© Alain Kaiser
Günther Neuhold dirige l'ensemble
d'une main de maître. Sa direction est efficace, tantôt tendue
tantôt lyrique, même si l'on regrette parfois que l'Orchestre
Philharmonique de Strasbourg ne réponde pas avec plus de mordant.
La plus éclatante réussite
de ce spectacle est cependant d'exalter une oeuvre qui apparaît ici
absolument comme le chef-d'oeuvre d'Alban Berg. La confondante perfection
de la construction dramatique, la valeur littéraire du livret, et,
bien sûr, la splendeur de la partition (y compris de l'indispensable
3° acte complété par Friedrich Cerha) ont été,
dans cette production, exaltées à un niveau exceptionnel.
Pierre-Emmanuel LEPHAY
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Prochaines représentations
:
Strasbourg : 13, 15, 22 juin à
20 h., 19 juin à 17 h.
Mulhouse, La Filature : 1° juillet
à 20 h., 3 juillet à 17 h.
www.opera-national-du-rhin.com/