C'est
dans le cadre de sa passionnante saison "Vendanges tardives", consacrée
aux oeuvres ultimes, que l'Opéra du Rhin propose ce spectacle de
ballet autour de la figure de Gustav Mahler.
Les symphonies et lieder de
Mahler ont déjà inspiré de nombreux chorégraphes,
et pas des moindres : Neumeier, Béjart ou encore Maguy Marin. Redoutable
tâche donc que de succéder à ces personnalités
marquantes pour Andonis Foniadakis et Bertrand d'At.
Le premier a chorégraphié
l'Adagio initial de la Xe symphonie dans un climat de sensualité,
voire d'érotisme, non dénué d'intérêt.
La musique de Mahler, du moins ses mouvements lents, a souvent été
associée à des ambiances sensuelles parfois avec un parfum
de décadence. Ici, la nudité - apparente - des danseurs,
les corps à corps, la confusion des sexes, les éclairages
sombres installent une ambiance à la limite du glauque.
Il est cependant curieux que ce choix
s'accompagne d'une profusion de mouvements rapides, de gestes vifs, de
figures parfois athlétiques, d'allers et venues, bref d'une gesticulation
incessante qui devient à la longue franchement lassante, d'autant
plus qu'on peine à trouver un fil narratif et un rapport entre ce
que l'on voit et ce qu'on entend... Mais surtout, à notre sens,
il manque à cette vision l'essentiel : l'émotion.
De cette page noire, désespérée,
déchirante de Mahler, Foniadakis semble n'avoir pas saisi la nature
ni la mesure. Le programme nous confirme d'ailleurs que le chorégraphe
n'a pas compris cette musique ("J'ai cherché, je n'ai pas trouvé")
ni comment l'associer à sa danse ("A priori, cette partition ne
correspondait pas directement à ma façon d'envisager la danse").
Le chorégraphe a donc choisi d' "accommoder [la musique] à
[son] style", et finalement de "créer une partition de mouvements
assez forte pour que l'on écoute la musique au second degré".
C'est une curieuse démarche,
difficile même à comprendre - voire à justifier - pour
un musicien puisque la chorégraphie semble "ignorer" la partition.
Il ne s'agit bien sûr pas d'"illustrer" la musique, mais il semble
que la moindre des choses serait de chercher une correspondance entre l'univers
de la musique et celui de la chorégraphie élaborée.
Rien de cela ici, mais un décalage criant entre musique et danse.
Il faut cependant saluer la prestation,
formidable du Ballet du Rhin, qui, on l'aura compris, était fort
sollicité.
Pour notre part, nous n'avons pas écouté
la musique "au second degré" comme le souhaitait le chorégraphe,
et ce malgré l'agitation scénique, d'autant plus que l'interprétation
de Dietfried Bernet à la tête d'un Orchestre Philharmonique
de Strasbourg trop vert (les unissons des altos parfois problématiques)
était d'une belle intensité.
Changement radical avec Das Lied
von der Erde de Bertrand d'At. Cet artiste est bien plus à l'écoute
de la musique et sait placer l'émotion au premier plan lorsqu'il
le faut. On ressort en effet de ce ballet secoué par des images
fortes, en parfaite adéquation avec la musique, toute aussi noire
et désespérée que dans la Xe symphonie. Le
chorégraphe a choisi d'ignorer le contexte chinois des poèmes
choisis par Mahler (mais que pratiquement rien dans la musique ne vient
"illustrer") et de s'inspirer d'une nouvelle contemporaine de l'écrivain
australien Timothy Conigrave, Holding the man, où deux hommes
découvrant leur homosexualité s'affrontent à la société
contemporaine et ses codes. Cela nous vaut des pas de deux masculins de
toute beauté (on sent ici l'influence de Béjart, proche de
Bertrand d'At).
Le dernier mouvement, "Der Abschied"
("L'Adieu"), évoque quant à lui l'annonce de la séropositivité
de l'un des deux personnages, son combat contre la mort, son adieu à
la vie, ainsi que l'adieu mutuel des deux amants, scène d'une intensité
absolument bouleversante.
Le dispositif scénique ingénieux
(des portiques mobiles) permet, avec l'aide de projections vidéo
- de Gontran Froelhy - extrêmement séduisantes, une grande
variété de climats, le tout en parfait contrepoint de la
musique.
L'autre originalité de la chorégraphie
est de faire évoluer les chanteurs sur scène au milieu des
danseurs et parfois de les inclure dans le groupe comme un personnage qui
prend part à l'action (voire à la chorégraphie). Belle
idée qui, sur le papier, pouvait faire craindre un trop grand contraste,
mais qui s'avère une belle réussite. La figure jouée
par Adrian Thompson, vagabond assoiffé, ventripotent, titubant,
est ainsi, au milieu des corps athlétiques des danseurs et danseuses,
tout à fait pathétique. Quant à Hedwig Fassbender,
sa présence plus discrète et hiératique en fait un
émouvant témoin du drame qui se joue.
Quant aux danseurs, on retiendra la
superbe composition du couple d'hommes, notamment Franck Laizet, qui fut
un splendide Prince de Bois l'an dernier dans un spectacle mémorable
autour de Bartok.
Musicalement, l'orchestre se montre
plus à l'aise que dans la Xe symphonie et le chef plus extraverti
encore. Sa lecture est d'un grand relief, l'"Abschied" final est d'une
noirceur étouffante, en symbiose avec la chorégraphie. Adrian
Thompson se révèle parfait, se jouant des difficultés
de sa partie avec une belle assurance, sa composition scénique devant,
paradoxalement, certainement l'aider dans ce sens. Hedwig Fassbender montre
un beau medium mais le grave est un peu trop faible, ce qui est gênant
pour cette partition. Cependant, sa prestation d'une grande sobriété,
rend le dernier mouvement d'autant plus digne et émouvant. A noter
qu'Hedwig Fassbender remplaçait François le Roux, initialement
prévu. La version avec deux voix d'hommes aurait certainement apporté
un plus à cette vision "masculine" de l'oeuvre.
Pierre-Emmanel LEPHAY
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Prochaines représentations :
Strasbourg : 19, 25, 26 février
à 20 h., 20 février à 15 h.
Mulhouse, La Filature : 11 et 12 mars
à 20 h., 13 mars à 15h.
Renseignements : www.opera-national-du-rhin.com