Elle l'a fait !
Dans les bras du Chevalier des Grieux,
Manon s'écroule. Les lumières du Grand-Théâtre
de Genève s'éteignent. Le public applaudit. Le rideau de
scène se relève. Seuls en scène, Natalie Dessay
et Stefano Secco saluent. La salle explose. Un triomphe pour
Natalie Dessay dont le visage crispé par l'angoisse se détend
enfin dans le sourire qu'elle s'offre. Elle l'a fait ! Que les sceptiques
rangent leurs piques, Natalie Dessay est de retour. Un retour gagnant,
le retour d'une artiste dont on ne donnait pas lourd de la carrière
voici encore quelques mois. Elle l'a fait. Elle a pris tous les risques
pour chanter ce rôle que chacun disait ne pas être pour elle.
Et elle l'a fait. Comment serait-elle dans la scène de Saint-Sulpice,
se demandaient les circonspects ? Elle y est bouleversante, crédible,
d'une justesse vocale et théâtrale renversante.
Et pourtant. Pour cette rentrée
tant attendue, la soprano française comme ses compagnons de scène
n'ont pas été gâtés. D'abord par un Orchestre
de la Suisse Romande brouillon dirigé confusément par un
Patrick Davin très imprécis. Le choeur du Grand-Théâtre,
à l'habitude excellent, s'est entendu plusieurs fois en sérieux
décalage avec l'orchestre. Ensuite par les décors de Rudy
Sabounghi. Ses parallélépipèdes grillagés,
incompréhensibles volières métalliques noires, couvrent
les scènes d'une froideur abyssale. Ils auraient certainement mieux
convenu au cachot de Florestan (Fidelio) qu'à l'univers d'une Manon
de quinze ans. Et que dire de la chambre des amants, sorte de haut baraquement
de planches sans âme ? Si l'une des raisons d'être du théâtre
lyrique est de faire rêver, ce n'est certainement pas avec de telles
scènes que le but est atteint. Perchés sur des gradins de
stade de football de cinquième division, le choeur et les figurants,
noirs fantômes vêtus de grands manteaux, ajoutent au glacial
de l'ambiance. La scène de Saint-Sulpice noyée dans un brouillard
verdâtre fait penser aux reportages de CNN pendant la guerre du Golfe.
Artisan malheureux de ce gâchis, Alain Garichot livre ici
sa plus désastreuse mise en scène. On le sait avare d'accessoires.
Mais, un "Adieu à notre petite table" sans table et un "Retenez-moi,
retenez-moi" de Lescaut en colère joué dans une immobilité
totale, frisent la provocation. Dans cette négation du théâtre,
le choeur et les figurants exécutent d'élémentaires
entrées et sorties de scène laissant le spectateur pantois
sur les raisons profondes de ces ballets sans âme. Ils ne sont que
des pièces (chantantes) des décors et semblent ne jamais
participer à l'action, comme absents à la scène qui
se joue.
Alors, les voix ? En revenant brièvement
sur celle de Natalie Dessay, si son impressionnante prestation réunit
tous les suffrages, il faut reconnaître que ses aigus n'ont plus
le même legato. Dans "Je suis encore toute étourdie",
alors qu'on attend une montée coulée vers la fin du mot,
la soprano française assure la note plutôt que de la lier.
A ses côtés, le ténor Stefano Secco (Le Chevalier des
Grieux) chante parfois trop en force pour être véritablement
dans l'esprit amoureux qu'imprime si joliment Manon. Avec une diction parfaite,
une lecture de texte admirable d'intelligence, une voix de miel pour Ludovic
Tézier (Lescaut) et d'autorité pour Alain Vernhes
(Le Comte des Grieux), les deux Français rivalisent de naturel.
Quel bonheur d'entendre chanter en français comme cela !
Au soir de la première, si le
triomphe des chanteurs était amplement mérité, le
public a réservé un accueil ponctué de quelques "bouh"
à l'encontre du chef d'orchestre et de copieuses huées pour
le metteur en scène. Réconfortantes réactions d'un
public souvent estimé incapable de ressentir ce qui tend à
disparaître de nos scènes lyriques actuelles : le bon goût.
Jacques SCHMITT