Point
de Noël sans Messie ni oratorio éponyme. Point de semaine
sainte sans Office des ténèbres ni Passion.
En ce vendredi de Pâques, la France, l'Europe entière chantent
la musique du Cantor de Leipzig et les mots des évangélistes,
Matthieu ou Jean. Qui s'en plaindrait ?
Fut-elle composée en 1727 ou
1729, cette gigantesque Matthäus Passion ? Quel fut exactement
l'effectif dont Bach disposa pour sa création ? La seule écoute
de l'oeuvre, indifféremment par Karajan, Klemperer, Harnoncourt
ou quelqu'autre chef, submergeant l'auditeur, rendent bien vaines ces pauvres
questions de spécialistes ergotant ! Car la Saint Matthieu,
redisons-le au risque d'enfoncer une porte déjà largement
ouverte, est de ces chefs-d'oeuvre intemporels qui s'accommodent, transcendent
toutes les modes interprétatives. Monument grandiose, héritière
de la tradition luthérienne des passions psalmodiées, l'oeuvre
mêle génialement la rigueur, l'ascèse du rituel luthérien
aux italianismes les plus modernistes. Sur le schéma d'une progression
imperturbable, de la stricte séquence "récitatif, aria,
choral", Bach a développé une écriture prodigieusement
fine, contrapuntique sans sécheresse, concertante et traversée
de couleurs profuses.
Qu'en fait Pierre Cao ? La direction
du chef étonne, déconcerte, trop habitués que nous
sommes à la rigoureuse partition, à l'opposition d'un monde
"baroqueux" et d'un monde "romantique". C'est peu dire que Cao met en place
un discours d'une mobilité proverbiale. La vision affirme une recherche
"horizontale", privilégiant l'avancée du discours, l'enchaînement
des épisodes, une narration fluide à la fois marquée
par la pudeur d'une foi sereine et la rage froide devant le sacrifice que
s'impose le Christ. Cette direction libre, épousant le texte dans
ses moindres inflexions déjoue tous les pièges du dogmatisme.
C'est donc à un vrai cheminement
humain plus que strictement musical qu'invite le chef, avec sa scansion
imperturbable des cordes graves ouvrant le choeur introductif, avec le
dialogue qu'il sait instaurer entre ses "deux" formations (double choeur
et double orchestre), avec les couleurs blêmes qu'il sait mettre
au temps suspendu du duo n°33 ("So ist mein Jesus nun gefangen"), symbole
idéal de cette main plus intuitive que simplement directive.
Sans doute la vision prend-elle toute
sa dimension dans les épisodes intimes, dans les "commentaires"
que constituent les aria dont Cao fait de fines miniatures, souplement
chambristes, subtilement concertantes, dialogues plus que joutes entre
voix et instruments. Ces derniers justement se distinguent par la qualité
de leur jeu, leur phrasé à la fois infaillible et paradoxalement
naturel, leurs couleurs miroitantes. On n'en attendait pas moins du Concerto
Köln, de ses vents à la poésie immanente (n°50 "Aus
Liebe"), de ses bois profondément incarnés, rayonnant d'abandon
fidèle (n°19 "Ich will dir meine Herze schenken"), de ses gambes
étreignantes (n°66 "Komm, süBes Kreuz"), de son premier
violon bouleversant de dolorisme retenu (n°47, "Erbarme dich"). Il
y a là plus qu'un orchestre, une infinité de voix orantes,
une formation spiritualisée.
Des voix, justement, qu'en est-il ?
Là encore bien des bonheurs. D'abord parce que le concert affiche
l'Evangéliste du moment. Parce que Prégardien sait, pressent
toutes les couleurs de son texte, parce qu'il en connaît toutes les
anfractuosités, parce qu'il est enfin supérieurement vocaliste,
maître de tous les éclairages et de tous les dégradés,
l'expérience est d'exception. Le Jésus de Klaus Häger
ne lui cède en rien la primauté du verbe, nimbé de
son auréole de cordes, affichant à la fois la grandeur du
prophète et l'infinie douleur de l'humanité souffrante, imperturbable
vocalement. De format idéalement mozartien, le soprano d'Olga Pasichnyk,
voix tendre, émue et émouvante affiche une très sensible
longueur de souffle, un timbre chargé d'harmoniques, légèrement
vibrant et comme illuminé de l'intérieur. Un peu légère
de projection pour l'immense vaisseau de l'auditorium (récitatif
n° 60), un peu sèche parfois, Britta Schwarz porte dans la chair
de sa longue voix d'alto le "Tränenfluss" (le fleuve de larmes) de
son "BuB und Reu" (aria n°10), communiquant au public l'émotion
intense, palpable d'un "Erbarme dich" phrasé comme peu peuvent le
faire, longue plainte modulée comme une psalmodie ressurgie du fond
des âges. De Markus Schäfer on reconnaîtra l'intelligence
du texte, la manière de jouer des aigreurs de son timbre, de ses
acidités, de vocalises heurtées, de se lancer enfin à
corps perdu dans ses arie (n°26, "Ich will bei meinem Jesu wachen"
et surtout admirable "Geduld", n°41) quand bien même l'artiste
est objectivement plus musicalement poussif que véritablement éloquent.
Thomas Bauer joue d'un timbre d'acier froid, à la fois sombre et
un peu court de grave, mais d'une acuité puissante pour camper des
airs violemment humains.
Que le choeur affiche à la fois
une santé, une cohésion et une subtile intelligence du texte
n'étonnera pas dans un tel contexte, sous la férule d'un
Cao si finement sentimental. Il y aura là, finalement, le souvenir
d'une Passion d'une musicalité exceptionnelle à tous
les niveaux d'exécution, mais surtout inclassable et, de fait, unique.
Benoît BERGER