Un récital
en rouge et gris
Le liederabend est, on le sait
bien, un exercice on ne peut plus difficile, souvent périlleux,
et qui peut même parfois se révéler meurtrier pour
bien des chanteurs par ailleurs irréprochables sur une scène
d'opéra.
Il semble que ce soir-là au
Théâtre du Châtelet, la soprano finlandaise Karita Mattila
n'ait pas failli à la règle.
Cette belle artiste, dotée d'un
physique avantageux, d'une forte présence scénique, d'un
puissant tempérament dramatique et d'une voix éclatante de
santé, s'était fait connaître à ses débuts
dans le répertoire mozartien. Depuis un certain nombre d'années,
elle a manifestement souhaité amorcer un nouveau tournant dans sa
carrière en abordant des rôles plus lourds et plus dramatiques
comme "Lisa" de La Dame de Pique, ou "Léonore" de Fidelio...
On l'entendra très bientôt dans Jenufa au Châtelet
et dans Salomé la saison prochaine à l'Opéra
de Paris.
Le programme de cette soirée,
a priori alléchant et original, avec à la clef une
création mondiale d'une oeuvre de Saariaho, allait se révéler
à la longue déséquilibré et frustrant pour
l'auditeur.
Lors d'un entretien accordé
à Opéra International pour ses soixante ans (n° 213 de
mai 1997), la grande Gundula Janowitz, à la question "La construction
d'un récital est-elle très importante ?" apportait la réponse
suivante : "Je crois que l'existence d'une dramaturgie est fondamentale
dans tout liederabend. On ne peut pas aligner les mélodies
dans n'importe quel ordre ; il faut imposer un fil conducteur."
Force est de reconnaître qu'on
cherchait désespérément ce soir-là le "fil
conducteur" dans le programme de Karita Mattila, composé pourtant
d'oeuvres passionnantes. L'amour, sans doute, mais c'est un sujet courant
dans les mélodies... L'âme slave à travers Rachmaninov
et Dvorak ? L'intitulé d'un des textes du programme distribué
au public : "XIXe-XXe siècle : la mélodie en Europe" peut
constituer une piste, mais on peut être tenté de penser qu'il
s'agit plus d'un essai de justification a posteriori que d'une véritable
ligne directrice.
Henri Duparc eut sans doute l'un des
plus singuliers destins de toute l'histoire de la musique : son oeuvre
se résume à un recueil de treize mélodies, toutes
plus sublimes les unes que les autres, quelques pages pour orchestre, d'autres
de musique de chambre, tout cela écrit sur une quinzaine d'années
- de 1868 à 1884 - qui seront suivies d'un lourd silence d'un demi-siècle.
Le choix effectué par Mattila
mélangeait savamment des mélodies très connues, L'invitation
au voyage, Phidylé, avec d'autres plus rarement données
comme la Romance de Mignon. Elle y fit entendre une belle voix,
bien menée, mais une diction imparfaite, malgré de louables
efforts, et une certaine difficulté à appréhender
l e style si particulier de ces oeuvres qui présentent, entre autres,
la caractéristique d'être écrites en général
pour des voix plutôt larges, alors que le texte doit demeurer intelligible.
Mattila paraît avoir oscillé entre deux options : celle du
"vocal" au détriment de la diction, et celle du "parlé",
la voix dans ce cas ayant tendance à se détimbrer, à
perdre du corps, les aigus devenant un peu tirés et difficiles.
Visiblement, elle n'était pas totalement à son aise dans
ces mélodies somptueuses, opulentes (L'invitation au voyage,
Phydilé), où la voix doit être royale, aisée,
ample et au service du texte. Il eût été sans doute
préférable, à la fois pour Duparc et pour Mattila,
de les faire figurer en début de seconde partie, une fois la voix
mieux chauffée. Jusqu'à nouvel ordre, l'interprétation
de la soprano finlandaise ne risque donc pas de détrôner de
sitôt celle de Régine Crespin ou de Jessye Norman, ni même
celle de Susanne Danco ou de Victoria de Los Angeles qui, dotées
de moyens vocaux moins conséquents, n'en demeurent pas moins d'admirables
stylistes.
Les choses prirent une meilleure tournure
avec l'oeuvre commandée par le Théâtre du Châtelet
et le Barbican Center de Londres à Kaija Saariaho, créée
en première mondiale ce soir-là et dédiée par
la compositrice à Karita Mattila.
Ces Quatre Instants composés
sur des textes d'Amin Maalouf, au demeurant assez simplistes et empreints
d'une certaine banalité, font appel à une très grande
virtuosité : tessiture assassine, grands écarts vocaux, sollicitation
constante du haut médium et de l'aigu. Mattila se montra formidablement
investie dans ces pages conçues, il est vrai, sur mesure, même
si elles font subir à sa voix à un traitement dangereux qu'il
serait sans doute préférable de ne pas renouveler trop fréquemment.
Leur écriture paraît correspondre parfaitement à ses
possibilités actuelles : cris, vociférations, pathos, et,
même si l'on y entend toujours les mêmes défauts de
diction, ces mélodies intenses, violentes, sensuelles, siéent
mieux à l'artiste par leur style que les oeuvres de Duparc.
La cantatrice était vêtue
pour la première partie d'une robe rouge moulante en velours frappé,
qui mettait en valeur ses formes sculpturales. Son excellente pianiste,
elle, arborait une élégante tenue grise... En deuxième
partie, Mattila apparut dans une robe identique, mais grise, et la pianiste
arbora un joli châle rouge sur sa tenue, toujours grise. C'était
amusant et charmant, mais là encore, on peut s'interroger sur la
symbolique de cette mise en scène... En effet, le gris perle n'eût-il
pas mieux convenu à Duparc et Sariaaho, le rouge de la passion semblant
pour le coup mieux adapté au lyrisme slave de Rachmaninov et Dvorak
? Étrange...
Les splendides mélodies de Rachmaninov,
d'une grande richesse d'écriture et emplies de la souffrance universelle
typique de l'âme russe selon Dostoïevski, continuèrent
à mettre en valeur la voix de Mattila, dont la couleur se révéla
décidément plus adaptée à cette musique, même
dans les demi-teintes et les passages plus élégiaques. Incontestablement,
cette artiste, qui a besoin de pathos, trouva en la langue deTchekhov une
sensualité convenant à son tempérament volcanique
et à sa personnalité extravertie.
Les choses se gâtèrent
à nouveau avec les Chants tziganes de Dvorak. Ces ravissantes
mélodies, d'inspiration populaire - Dvorak avait puisé dans
les folklores de Moravie et de Bohème - s'inscrivaient cependant
dans une tradition déjà initiée par Haydn et Brahms
(Zigeuner Lieder). Écrites simultanément en tchèque
et en allemand, elles étaient destinées au départ
au ténor autrichien Gustav Walter. Très variées, tout
à tour dansantes et mélancoliques, elles constituent une
vision du monde tzigane "revisitée", malgré tout plus proche
de Brahms que de l'authentique folklore morave ou bohème.
Mattila , sacrifiant à nouveau
à son péché mignon, insuffla à ces pages, chantées
ici en tchèque - sans doute pour accentuer le côté
"couleur locale" - trop de pathos, avec un chant très "premier degré",
physique, voire charnel, avec des ports de voix, des notes prises en dessous
qui, à la scène, peuvent passer sans problème dans
le feu de l'action, mais sont moins acceptables dans un tel récital.
Elle eut un peu trop tendance à surjouer le côté "tzigane",
tel qu'elle se l'imagine, d'ailleurs... Car l'esprit tzigane, où
la joie est indiciblement mêlée à la mélancolie,
n'est en aucune manière cette alternance simpliste du "je suis contente"
et du "je suis triste" qu'offrit Mattila. Le pire fut atteint lorsque la
cantatrice enleva ses chaussures et les lança en l'air, sans doute
encore une fois pour "faire bohémien", ce qui lui fit, par ce "dérapage",
frôler la vulgarité.
Il convient d'ailleurs de recommander
l'écoute de ces mêmes Chants tziganes par Anne-Sofie
von Otter dans son disque Folk Songs (DG 463 479-2 enregistré
en 2000), qui font partie de son univers depuis 1978, et où elle
donne à entendre avec un grand raffinement ce que le "à la
manière de" pris au second degré veut dire.
Mattila chanta deux bis : l'un
qu'elle ne présenta pas, semblait être une "gypsy song" en
anglais, probablement extraite d'une comédie musicale, et où
elle se plut encore à jouer la bohémienne, se parant du châle
de sa pianiste, marchant pieds nus, etc. Curieusement, le deuxième
bis, une chanson du folklore finlandais, la révéla plus spontanée,
plus simple, plus "naturelle" en un mot, malgré des explications
un peu alambiquées, et surtout en parfaite osmose avec sa formidable
pianiste, dotée par ailleurs d'un solide sens de l'humour.
Il est regrettable que Mattila, au
lieu de se lancer dans le "bohémien de pacotille", n'ait pas choisi
d'interpréter quelques mélodies de sa Finlande natale, comme
des chants folkloriques ou des oeuvres de Sibelius.
On peut être tenté de
conclure que, contrairement aux Bostridge, Keenlyside, Lott et von Otter,
pour ne citer que ceux-là, qui investissent les oeuvres en s'effaçant
devant la musique et en leur imprimant leur marque de l'intérieur,
et avec quelle maestria, Mattila suit un chemin diamétralement
opposé, en faisant avant tout "du Mattila" comme si, en quelque
sorte, le style des oeuvres importait peu et qu'elles n'étaient
faites que pour mettre en valeur son potentiel sensuel, dramatique et vocal.
En résumé, un récital
mi-figue, mi-raisin, en rouge et gris, comme les tenues de la dame, où
l'on constate que le vieil adage "qui peut le plus peut le moins" ne se
vérifie pas toujours. Dans ce même théâtre, pourtant,
on entendit en 2001 une exception : l'admirable Grace Bumbry qui, à
l'âge de soixante-huit ans, après avoir chanté les
Amnéris, Eboli, Vénus de Tannhaüser et autres,
distilla au cours d'un récital mémorable un pur camée
malicieux comme le Die Männer sind méchant de Schubert
digne de celui... de Janowitz, vers laquelle nous allons retourner pour
le mot de la fin : "La scène aide pour le lied et réciproquement.
Pour un chanteur d'opéra, l'expérience du lied est très
précieuse, car elle impose un contrôle absolu de l'instrument.
Mais si l'on n'éprouve aucune affinité avec l'univers de
la mélodie, il faut s'abstenir d'en faire !"
A n'en pas douter, Karita Mattila sera
une fort intéressante Jenufa. Mais on peut espérer qu'en
ce qui concerne la mélodie, elle ait quelque peu retenu la leçon...
Juliette Buch