Ramenée
sur les scènes grâce à la résurrection opérée
pour Maria Callas, la Medea de Cherubini est proposée aux
Toulousains dans une nouvelle production. C'est une oeuvre redoutable pour
ses interprètes, musicalement et théâtralement .Il
s'agit de respecter son caractère d'oeuvre charnière, entre
le néo-classicisme hérité de Gluck et le romantisme
à venir dont elle possède déjà les leitmotiv
et la violence.
Le chef d'orchestre Evelino Pido, dont
c'est la première apparition au Capitole, relève cette gageure.
Sous sa direction très physique, cordes, cors, flûtes et timbales
rivalisent de précision, de douceur, de mordant, restituant dans
l'acoustique du célèbre théâtre les thèmes,
accents et dissonances qui plurent à Beethoven comme à Wagner.
Chef expérimenté du théâtre lyrique, Evelino
Pido accompagne les chanteurs en ménageant l'équilibre souhaité
par Cherubini.
La réussite ne nous a pas semblé
totale pour Yannis Kokkos, responsable des décors, costumes et de
la mise en scène. Pour le dire d'un mot, la force ravageuse de la
musique et des situations dramatiques n'a pas d'équivalent exact
dans la plastique du spectacle. Les élégances prévisibles
sont là, dans les couleurs contrastées ou en camaïeu
à dominante de noir et de blanc, au premier acte, dans les asymétries
des plans découpés, mais certaines scènes tournent
à l'afféterie, comme le défilé des porteuses
de flambeau, au premier acte, et l'exposition du voile brodé sur
lequel des roses rouges sont effeuillées. Certains partis pris laissent
songeur : pourquoi ces coiffures à toupet et ces maquillages blancs
qui font des choristes les clones du précepteur du fils de Barry
Lindon dans le film de Kubrick ? Cependant, ces réserves faites,
les portes à l'encadrement coloré comme dans les cités
baroques du sud de l'Italie, la figure de proue chryséléphantine
de l'Argos, mi antique mi baroque, les longs vêtements intermédiaires
entre la tunique et la redingote, les différences de couleur des
cuirasses de Jason - bien que plus décoratives que nécessaires,
car le personnage n'évolue pas - l'utilisation de l'espace dans
la scène du mariage, avec les trois zones où les personnages
sont répartis de manière claire et fonctionnelle, la scène
où Néris s'allonge près de Médée et
esquisse une caresse qui ouvre des horizons insolites sur son attachement,
tout cela compose une lecture pertinente et réalise les intentions
annoncées dans le programme richement documenté, en particulier
dans les scènes où la foule menace l'étrangère,
dangereuse de ce fait même.
Pour ce qui est de la direction d'acteurs,
on aimerait savoir si la Glauce d'Annamaria dell'Oste est bien celle voulue
par Yannis Kokkos. Dans une autre version, Patrizia Ciofi - qui reprendra
le rôle au Châtelet lors des représentations de juin
et juillet prochain - campait un personnage d'élégie, égaré
dans un monde violent et condamné d'avance, car incapable d'agir
malgré ses pressentiments. Sa consoeur, à Toulouse, est beaucoup
plus percutante ; le personnage y perd en douceur et la voix en moelleux,
surtout dans l'aigu du registre. L'enjeu semble être de se poser
en rivale de Médée ; on sait qu'il est perdu.
Glauce & Jason (Annamaria dell'Oste
& Nicola Rossi Giordano)
© Patrice NIN
Nicola Rossi-Giordano, physique de
latin-lover, chante Jason avec un engagement qui conviendrait peut-être
mieux à Otello ; le vibrato prononcé du début
se discipline et la prestation est honorable, et même mieux affirme
ma voisine. Giorgio Giuseppini est un Creonte assez noble, qui chante sans
faiblesse et fait passer les émotions, de la colère à
la pitié.
Restent Néris et Médée.
La première, c'est Sara Mingardo, bien connue des amoureux du répertoire
baroque. D'un personnage secondaire, elle réussit à faire
un protagoniste, tant elle utilise sa belle voix de contralto, superbement
projetée, avec élégance et justesse. C'est une leçon
de piani, de demi-teintes, de sons filés, qui traduisent
l'état émotionnel exprimé par le texte. Quelle artiste
!
On voudrait rester pourtant prudent
dans l'emploi des superlatifs, car voici le moment de les tresser en couronne
à celle qui relève le défi d'un rôle qu'il ne
suffit pas de chanter - et pourtant il y a bien de quoi ! - mais qu'il
faut s'approprier pour faire vivre ce personnage fascinant et monstrueux,
plombé par de grandes aînées, parmi lesquelles la première
d'entre toutes, Maria Callas. Anna-Caterina Antonacci se jette dans la
bataille de toute sa vaillance, de toute sa générosité,
de toute son intelligence aussi. On sait que la cantatrice est belle, d'une
séduisante féminité ; cela ajoute pour nous au mystère
dramatique : comment peut-on l'abandonner ? Comment peut-elle être
capable des horreurs dont on l'accuse ? Il faut la voir se transformer,
son visage se déformer, de rage, de douleur, se figer, se prostrer,
ramper comme une bête ou se pencher, enjôleuse, suppliante,
égarée... A ce talent de tragédienne s'ajoute la splendeur
d'une voix claire, homogène, sans faille aux extrêmes, solide
jusqu'à l'invraisemblable, qui délivre au troisième
acte son air final, alors que depuis le dernier tiers de l'acte un, elle
n'a pas quitté la scène et a dû affronter un véritable
parcours du combattant, avec un éclat souverain . Si, à son
entrée en scène, les souvenirs sont un peu encombrants, dès
l'acte deux ils s'effacent devant l'incandescente performance. Cette artiste
complète et sans trucages a déchaîné au rideau
final l'enthousiasme du Capitole. Ses partenaires, y compris et à
juste titre les choristes, saisissants d'unité et de conviction
dans toutes leurs interventions, ainsi que le chef, ont reçu eux
aussi leur part d'interminables applaudissements, signant un nouveau succès
pour la direction du théâtre.
Maurice SALLES