Poursuivi
post-mortem
par une réputation de science musicale froide et pontifiante, Charpentier
semble profiter depuis quelques décennies d'un regain de faveur
du monde musical, à défaut de toujours rencontrer celle du
public. Eternel compositeur du sempiternel (et musicologiquement obsolète)
lancement de l'Eurovision, légendaire souffre-douleur d'un Lully
imbu de pouvoir, le compositeur a pourtant, au cours d'une longue carrière
commencée en Italie, occupé de nombreux postes officiels
(maître de musique auprès du futur Régent, responsable
de la musique à la Sainte-Chapelle) comme il a en outre d'une certaine
audience auprès des cénacles intellectuels (ainsi auprès
de la famille de Guise). Aujourd'hui, à l'occasion du tricentenaire
de sa mort, Charpentier semble finalement devoir être définitivement
agrégé au quarteron des compositeurs qui ont fait le siècle
musical de Louis XIV.
Oeuvre maudite, vouée dès
sa création aux gémonies d'une certaine élite piquée
de lullysme conquérant, Médée n'est pas des
oeuvres qui s'apprivoisent facilement... Ainsi, à en juger par le
tiers de líassistance ayant délaissé la salle à l'entracte,
l'ouvrage nía pas aujourd'hui encore conquis son public. C'est d'ailleurs
plus comme un trait de curiosité et d'éclectisme intellectuel
que se conçoivent, pour beaucoup, des représentations comme
celle que l'auditorium de Lyon, pour quelques heures paré des couleurs
du festival d'Ambronay, a relevé le défi de monter.
Charpentier, pour la composition
de Médée, s'est attaché à la double
tâche apparemment paradoxale de respecter et de transgresser le modèle
lullyste. La partition s'en trouve enrichie d'un discours dense, aux récitatifs
touffus parcourus d'airs à l'orchestration à la fois délicate,
fragile et d'un dramatisme fiévreux. Cette couleur fortement théâtrale,
Niquet la respecte d'ailleurs avec talent, menant son orchestre d'une main
à la fois ferme et suprêmement respectueuse des affects mis
en place par Charpentier et son librettiste Thomas Corneille. D'une discursivité
constante, la direction enlace scrupuleusement la phrase musicale, sculptant
le son autour du mot, roi ici de la confrontation. Rugueux et un peu bousculé
comme il l'est couramment, le Concert Spirituel aux prises parfois avec
les conditions inhérentes au concert (quelques "pains" sont là
pour nous rappeler que la trompette est naturelle) affirme néanmoins
une belle cohérence autour de la conception de son chef, avec surtout
des pupitres de bois (le hautbois d'Héloïse Gaillard n'y est
certainement pas pour rien) somptueux et un continuo (trois clavecins,
théorbes, guitares) qui scandent le drame avec une verdeur et une
flamme superbement généreuse. C'est aussi que Niquet ne fait
qu'un avec son orchestre au milieu duquel il se place, faune dansant et
vivant la musique de tout son corps déployé aux moments clés
de l'action. Cela donne une scène infernale du troisième
acte qui glace le sang et fait surgir des images d'une noirceur stupéfiante.
Hélas, le chant n'est jamais
véritablement au niveau de ce que l'on attend généralement
d'une grande production festivalière. Chacun même reste un
cran en deçà des exigences purement vocales de son rôle.
C'est aussi que l'ampleur de la salle n'aide jamais la projection de voix
au format réduit qui résonnent ici avec un manque d'ampleur
dommageable, quand bien même l'incarnation dramatique reste chez
tous d'une impeccable justesse et témoigne d'une compréhension
très fine de chaque personnage. C'est particulièrement le
cas chez le Créon de Renaud Delaigue, induré par une tessiture
très grave, dont l'aigu "graillonne" de manière assez désagréable.
C'est d'autant plus dommage que l'artiste mène sa ligne de chant
avec talent, donnant à Créon la silhouette d'un potentat
veule et resserré sur l'intérêt de sa couronne qui
s'épanouit même à la fin du quatrième acte avec
un organe soudain percutant et comme retrouvé. Le même problème
afflige l'Oronte turpide et à l'hypocrisie poisseuse de Bertrand
Chuberre, voix assez claire, malmenée par la dynamique et l'espace
à emplir. Gaëlle Méchaly, Créuse "poids-plume",
silhouette vive, objet du délit et figure enjôleuse, fait
pourtant avec une projection très droite des prouesses en termes
de musicalité. Très bien mené, le timbre vif-argent
peut même s'animer d'une flamme pleine de mélancolie pour
distiller, le temps d'une mort à peine susurrée, des prodiges
de sensibilité. Sans doute sommes-nous là en face d'un monument
d'artifices musicaux, mais la composition fonctionne très bien et
l'artiste joue de ses apprêts avec art. Le Jason de François-Nicolas
Geslot, idéal dans le registre de l'élégie (magnifiques
duos avec Créuse), exposant une ligne modelée avec talent
et une intonation solaire, souffre du défaut habituel des "hautes-contres"
à la française. L'émission naturellement légère
donne à ses affrontements avec Médée un impitoyable
caractère petit-bourgeois, alors que le registre de l'imprécation
l'amène de manière presque obligatoire à trouver refuge
dans le cri. C'est finalement chez les comprimarii, au milieu de la cohorte
des suivantes et des nations étrangères, que l'on trouvera
de réelles satisfactions vocales (mention particulière à
Hanna Bayodi, projection franche et Benoît Arnould, timbre chaud
et projection martiale), avec une finesse polyphonique, une souplesse de
la ligne qui font des ensembles du premier et du deuxième acte des
moments musicaux d'une rare prégnance.
Le cas de Stéphanie d'Oustrac
reste, enfin, à traiter à part. La voix est idéalement
celle du rôle, celle d'un mezzo dont l'aigu peut se déployer
de manière confortable. Son grain sombre, véritable soie
vocale aux reflets moirés, d'un lyrisme éperdu, relève
du miracle. La technique elle-même est d'une grande artiste : émission
calibrée, gestion parfaite des registres sur tout l'ambitus. Hélas,
cent fois hélas, Médée passe ici plus de temps à
s'écouter qu'à participer au drame. Absolument magistrale
dans le registre doloriste de la déploration (au troisième
acte et surtout au cinquième lorsqu'il s'agit de consommer l'infanticide),
filant des sons et des trilles qui sont des modèles du genre, la
magicienne semble ne jamais devoir prendre les rênes du drame. Courte
d'imprécation au moment d'invoquer les "noires filles du Styx" à
l'acte 3, Médée manque ici du mordant, de l'ironie qui font
habituellement le personnage. Et lorsque enfin d'Oustrac, délaçant
le corset racinien qui emprisonne son incarnation, prend toute la mesure
de la grandeur tragique de son rôle et anime un discours qui devient
dès lors flamme vive, trois actes se sont déjà enfoncés
dans la nuit de l'oubli.
Dès lors, partagée
entre une troupe de chanteurs qui brossent une galerie de portraits très
sensibles à défaut de posséder le format requis et
une héroïne qui conjugue les défaut et qualité
inverses, la production, soutenue par un orchestre chauffé à
blanc, d'une expressivité poignante plus que réellement irréprochable,
s'avère finalement comme une triste occasion manquée pour
Charpentier.