LA MÉLODIE DU BONHEUR
Distribution de rêve pour ces
"Maîtres Chanteurs", où se côtoient ancienne garde,
chanteurs confirmés et jeunes espoirs.
Après de nombreuses années
d'attente, James Morris s'attaque enfin à ce rôle qu'il craignait
ne pas pouvoir servir dans sa plénitude : il s'agit d'emblée
d'une des plus belles et des plus sincères interprétations
de Sachs qu'on puisse imaginer. À cent lieues de son Wotan qu'il
sait rendre tour à tour autoritaire ou déchiré, le
Sachs de Morris réussit cette indispensable synthèse de noblesse
et d'humanité. La voix obéit aux moindres intentions de l'interprète
: couleurs, nuances, mezza voce voire pianissimi, tout contribue à
une interprétation émouvante et juste, tout au long d'un
rôle éprouvant qu'il soutient sans faiblir.
Karita Mattila est une Eva radieuse,
exceptionnelle actrice elle aussi, jouant les jeunes filles à la
fois délurées et romantiques et dont la voix culmine dans
un quintet lumineux.
La beauté n'est pas la qualité
principale de la voix de Ben Heppner : on aura toutefois rarement entendu
un Walther aussi bien chanté (on en regrette d'autant plus deux-trois
notes discrètement craquées) et aussi bien joué, aux
antipodes du ténor de base "la-main-sur-le-coeur".
Matthew Polanzani est un exceptionnel
David, à la voix fraîche et claire, suffisamment puissante,
bon acteur au physique du rôle. À ses côtés,
Jill Grove est une excellente Magdalene, rôle beaucoup moins difficile
il est vrai.
On reste confondu par l'aisance de
René Pape dans le rôle de papa Pogner : humanité de
l'interprète et splendeur de la voix se conjuguen... Où s'arrêtera-t-il
!
Au chapitre des vétérans,
Thomas Allen assure le remplacement Hans-Joachim Ketelsen, remplaçant
lui-même Falk Struckmann dans "Arabella" : on regrettera quelques
graillons, mais on aura également rarement entendu le rôle
aussi bien chanté (là encore), sans parler de l'acteur au
comique irrésistible sans outrance, demeurant crédible en
amoureux sur le retour.
Les autres rôles sont tout aussi
bien tenus et les choeurs sont absolument splendides.
Les décors sont d'un kitch à
mourir (genre "village des schtroumpfs") et rien ne nous est épargné
au niveau des costumes qu'on croirait sortis du "Fou du Ri" avec Danny
Kaye ! Pourtant ça marche, et même très bien, car cette
production vise à montrer l'humanité dans sa profondeur et
sa diversité : bonheur, crainte, orgueil, tous les petits bonheurs,
tous les petits défauts de la vie nous sont montrés, toujours
avec un immense amour pour les personnages. La direction d'acteurs est
extraordinaire de professionalisme : pas un choriste (adulte ou enfant),
pas un figurant dont le jeu ne soit naturel et spontané, l'ensemble
culminant dans la fête villageoise du dernier acte. Le credo "Périsse
le Saint Empire, l'art allemand restera éternel" n'est plus alors
une démonstration de force de la puissance germanique (éclairage
exploité par Adolf et sa joyeuse bande d'amis), mais au contraire
de l'abaissement des valeurs matérielles par rapport aux valeurs
spirituelles, une manifestation d'humilité de l'homme devant l'art
(je précise que cette critique n'est pas sponsorisée par
les Amis de Léon Degrelle).
À l'unisson de la production,
la direction de James Levine évite l'emphase de l'ouverture, sait
accompagner les chanteurs avec amour, fait ressortir les similitudes avec
les autres oeuvres du maître (je pense en particulier à "Siegfried"),
éclate enfin dans la joie et l'émotion du dernier acte (mais
oui, j'ai pleuré...)
Un moment d'exception.
Placido Carrerotti