Photo - Philippe Pierlot
La
Rappresentazione di Anima e di Corpo
de Cavalieri, donnée à la Monnaie la saison dernière, révélait
une projection insolente et des aigus éclatants, mais Carlos Mena
n'avait guère l'occasion d'exprimer sa personnalité. Pour lui,
René Martin - le génial concepteur des Folles Journées de Nantes
- n'a pas hésité à créer un nouvel label : MIRARE. Avec De
Aeternitate, il a placé la barre très haut. Ce premier disque
ne vous donnait qu'une envie, urgente et irrépressible : entendre
sur le vif, sans mixage ni filets, ce chant enivrant et hypnotique,
au risque de briser le charme. Chacun sait qu'une prise de son
flatteuse, un état de grâce passager peuvent être à l'origine de
gravures sublimes. Mais l'émerveillement est intact, le concert
dévoile même certaines raffinements dans la coloration ou un
léger frémissement, un vibrato fugace et fragile qui
humanise l'Ange. Comment décrire l'émotion que recèle le grain
d'une voix, comment évoquer un accent, une inflexion qui vrille
l'âme ? Dès les premières notes, son timbre chaud et pénétrant
nous libère des contingences du monde (supplice de la chaise basse
et courants d'air glacé), sa lumière nous inonde et nous apaise.
La voix est d'une beauté époustouflante - une des voix de
contre-ténor les plus excitantes à l'heure actuelle - et elle est
conduite avec un sens admirable des nuances. Ainsi dans la cantate
de Bernhard ("Was betrübst du dich"), non seulement il se
joue des périlleux changements de registre, mais en tire de subtils
dégradés ou des clairs-obscurs saisissants.
L'affiche reprend la
sélection du disque, à deux exceptions près : un air de
Jean-Sébastien Bach, à l'écriture tendue, et, surtout, la vaste
cantate de Telemann : "Ach Herr, strafe mich nicht". Cette
œuvre fantasque requiert une longueur de souffle et une tenue
exceptionnelles, une agilité digne des castrats (hallucinant "
Weichet, ihr Übeltater", noté "presto" !), exige
encore variété et finesse dans l'expression. A ma connaissance,
seul René Jacobs avait osé relever le défi ("German Church
Cantatas and arias" chez ACCENT). Carlos Mena - qui fut son
élève à la Schola Cantorum Basiliensis - transcende ces
difficultés, épouse la diversité des climats et des affects et
ses envolées d'une impalpable douceur dans l'aria (grave
pianissimo) " Ich bin so müde von Seufzen" donnent le
frisson ; ivresse des sens et vertige métaphysique, l'expérience
vous transforme, vous grandit.
A la tête du
Ricercar Consort, Philippe Pierlot a développé un jeu à l'écoute
du chant et de la respiration humaine, le résultat est fascinant :
l'osmose est totale entre les instruments et la voix, en particulier
dans le lamento "Ach, dass ich Wassers g'nug hätte" où
l'alto semble porté et caressé par la houle lancinante et
charnelle des cordes. Avec le retour de Bernard Foccroulle (orgue),
les fondateurs de l'ensemble sont réunis et le souvenir d'Henri
Ledroit affleure à la mémoire. C'est avec lui que nous
découvrions les chefs-d'œuvre piétistes des prédécesseurs et
contemporains de Bach au gré d'une anthologie qui a fait date
(RICERCAR). Aujourd'hui, ces pages retrouvent un interprète idéal,
capable d'en cristalliser la mélancolie diffuse et d'en exprimer la
ferveur intimiste. Mais il ne faudrait pas que la nostalgie d'une
voix trop tôt disparue nous empêche d'apprécier la singularité
du présent : Carlos Mena n'est pas Henri Ledroit, contrairement à
ce que d'aucuns se plaisent à suggérer depuis la parution de son
disque.
Coïncidence
troublante, ce dernier vient à peine de sortir que Gérard Lesne
défend, chez Naïve, le programme gravé jadis par Henri Ledroit et
le Ricercar Consort, alors que le label ATMA annonce des lamentos
baroques allemands par Daniel Taylor. Il faut dire que les
contre-ténors tiennent là un répertoire fabuleux et où aucun
puriste ne pourra contester leur légitimité. Henri Ledroit, René
Jacobs et James Bowman avant hier, Claudio Cavina, Andreas Scholl et
Robin Blaze hier, nombreux sont les artistes qui l'ont abordé avec
plus ou moins de bonheur. Les micros de Musique 3 étaient présents
ce dimanche, mais la date de diffusion du concert n'a pas encore
été annoncée.
Bernard Schreuders