Un véritable éblouissement.
Gardiner fait de cette messe une fête grandiose qui tient plus du
profane que du sacré, avec une énergie et une splendeur étonnantes.
Telle que nous l'avons entendue ici, la Missa Solemnis devient pratiquement
une deuxième symphonie avec voix. On trouvera d'ailleurs une parenté
évidente entre cette interprétation et l'intégrale
des Symphonies (superbe et passionnante, à défaut d'être
toujours convaincante) par Gardiner avec le même orchestre.
Conçue au départ pour
l'intronisation de l'Archiduc Rodolphe, la Missa Solemnis ne fut
pas prête pour la cérémonie. De fait, "libéré"
de cette obligation liturgique, Beethoven prend ses distances avec le sacré,
et conçoit le texte liturgique comme un prétexte à
l'expression de sentiments humains. L'Homme s'est substitué à
Dieu. C'est de ses craintes, de ses joies, de ses victoires dont il sera
question ici : ainsi, par exemple, lorsque le texte évoquera la
paix (dona nobis pacem), Beethoven fera entendre, avant l'apaisement,
la menace et la peur de la guerre avec des sonneries de trompettes qui
s'incrustent de manière étonnante dans le discours musical.
Nous sommes donc bien là à l'aube du romantisme. Gardiner
met en avant tous ces aspects et place son interprétation dans cette
perspective.
Sa direction est donc très vive,
allante, et très dramatique. Le Gloria et le Credo
sont absolument sensationnels, et impressionnent par la force de l'expression.
Gardiner sait aussi magnifier les moments élégiaques, tel
le Benedictus du Sanctus, avec les apaisants mélismes
du violon solo.
Au service de cette lecture vivante
et intense, des troupes magnifiques : à commencer par le Monteverdi
Choir qui ne déçoit pas depuis ses premiers enregistrements,
malgré la relève dans ses rangs, c'est dire l'excellence
de Gardiner chef de choeur. Qu'ajouter qui n'ait déjà été
dit devant tant de perfection et de splendeur ? Homogénéité,
prononciation, endurance (surtout de la part des soprani, dont la partie
est, comme dans la IX°, un véritable chemin de croix) : tout
est absolument confondant.
L'Orchestre Révolutionnaire
et Romantique est lui aussi splendide. Comment ne pas être séduit
par tant de beautés et de couleurs ? Si les cordes sont d'une sonorité
légèrement plus crue que celle des cordes "modernes", c'est
surtout du côté des vents que l'apport des instruments anciens
est indéniable : enfin des flûtes qui ont des sons de flûtes
et qui se distinguent des timbres du hautbois et de la clarinette !
L'uniformisation du son des bois (du fait d'une recherche de brillance,
et de la hausse du diapason dans certains orchestres) est, en effet, dramatique
dans les formations traditionnelles. Les orchestres d'instruments anciens
nous rappellent la variété des couleurs des instruments à
vent, et c'est tant mieux. Ainsi dans les cuivres, nous avons ici des cors
sûrs, brillants et puissants tels qu'on les entend rarement dans
un orchestre traditionnel, quant aux trombones et aux trompettes, leur
"impact" sonore est incroyable et leurs éclats dans le Gloria
ou les fanfares militaires de l'Agnus sont véritablement
prodigieux.
Il n'est pas jusqu'aux timbales qui
ravissent : un son d'une clarté et d'une précision incroyables,
on distingue ainsi facilement un trait en double croches d'un roulement,
et les pianissimi sont d'une netteté parfaitement audible,
même du fond du deuxième balcon !
Le tissu orchestral est ainsi parfaitement
lisible, et pourtant, cette individualisation des timbres ne fait en rien
perdre l'homogénéité du tout.
Le quatuor soliste n'est pas en reste.
Luba Orgonasova assure avec émotion ses soli, parfois terriblement
tendus, Nathalie Stutzmann est fervente et superbe de timbre. On retrouve
chez Prégardien les formidables qualités de "diseur" du chanteur,
et Alastair Miles convainc également. Par ailleurs, et surtout,
tous quatre savent se fondre pour les magnifiques quatuors qui courent
tout le long de la Messe.
Bref, une exécution proche de
la perfection pour une interprétation saisissante et pré-romantique
de cette Messe: et oui, les "baroqueux" ne font pas que "tirer en arrière"
les oeuvres qu'ils abordent !
Pierre-Emmanuel Lephay