Le livret de Mignon, c'est
Goethe revu et corrigé par l'esprit du feuilleton, dans le but d'attendrir le
spectateur.
Et quel coeur de pierre
résisterait aux malheurs de cette délicate adolescente contrainte par
d'affreux Bohémiens de galvauder sa beauté et son innocence , et qui, ne
sachant ni son nom ni son origine, garde en elle le souvenir d'un paradis
perdu, lointain et exotique ? Qui ne serait touché par sa révolte impuissante
? Comment ne pas soutenir les actes du vieillard et du jeune homme qui
s'interposent pour la défendre ? Comment ne pas vibrer, quand Mignon s'éveille
à l'amour devant nous, témoins-voyeurs de ses premiers émois ? Qui peut rester
insensible aux emportements de sa jalousie ? Et lorsqu' enfin le malheur
semble vaincu, l'identité et le statut rétablis, le père retrouvé, l'amour
reconnu et partagé, et que l'infortunée succombe à l'excès de bonheur, qui ne
verserait sa larme ?
Certes, de nos jours une
telle accumulation de traverses peut faire hausser les épaules, voire ricaner
. Mais si nous allons au-delà de l'épreuve que constituent les vers de
pacotille et les inadvertances du livret, il reste que sous les oripeaux du
mélodrame on trouve les thèmes dont quelques années plus tard la psychanalyse
fera son miel, aussi anciens que l'humanité.
Que se demande Mignon ? Qui
elle est, d'où elle vient, où elle va . Il lui manque un Socrate. Ce n'est
donc pas par l'intellect mais par le sentiment qu'elle trouvera les réponses,
aidée par un destin facétieux qui a réuni sans le leur dire ceux qu'il avait
séparés et fera d'un riche et sage - malgré sa jeunesse - représentant de la
bourgeoisie le libérateur de leur mémoire.
Que nous dit Mignon
aujourd'hui ? Les enlèvements d'enfants ? Ils font partie, hélas, des faits
divers. Les troubles psychologiques consécutifs à des circonstances
traumatisantes ? Banalité du quotidien. La jalousie ? Toujours prête à mordre.
Il est toujours aussi
difficile de voir clair dans ses sentiments, de résister, pour un homme, aux
chatteries d'une femme séduisante . La droiture de Meister garde sa valeur
d'exemple, on voudrait l'avoir pour ami . Autrement dit, il y a dans les
composantes théâtrales des éléments qui par delà les décennies qui nous
séparent de la création nous parlent directement.
Quant aux composantes
musicales, même si certains font la moue et disent ne pas aimer le sirop,
comment nier de bonne foi le charme, à la fois intrinsèque et historique,d'une
orchestration et de mélodies qui exaltent si efficacement situations et
personnages ? Ecouter Mignon, c'est ouvrir le "large buffet sculpté "
de Rimbaud, c'est prendre plein les oreilles d'une musique délicieusement
datée, comme les salons Louis XV d'époque Napoléon III .
Les mélodies, tout à la
fois flatteuses, convenues et pourtant déconcertantes, comment leur résister ?
Ecouter Mignon, c'est consentir à s'abandonner à l'effusion . Primaire ? Pas
autant qu'il y parait ; c'est tout l'art de Thomas de donner l'air simple à ce
qui ne l'est pas.
Il faut un dosage très
précis de l'expressivité pour ne pas sombrer dans un pathos indigeste .C'est
toute l'élégance de l'équipe rassemblée à Toulouse .
Jean-Yves Ossonce, à qui
l'orchestre du Capitole restitue les leçons de Michel Plasson (unité des
cordes, virtuosité des vents) et obéit avec une souplesse délectable, trouve
les tempi justes entre lenteur et vivacité pour donner à l'oeuvre son climat.
Il soutient des chanteurs
de grande classe ; parler de seconds rôles serait impropre tant chacun excelle
dans ce qu'il fait .Philippe Fourcade est un Jarno de luxe . Christian Jean
compose un Laerte animé, désinvolte jusqu'au primesautier.
Blandine Staskiewicz campe
un Frédéric délicieux,vocalement et scéniquement . Giorgio Surian, Lotario à
la voix solide et saine, se montre particulièrement convaincant dans
l'émotion. Comme tous ses partenaires- mais c'est évidemment plus remarquable
pour les non-français- sa prononciation est d'une clarté exemplaire . C'est
vrai ausi pour Laura Claycomb, qui donne sans mal à Philine la grâce et la
coquetterie requises et se tire avec brio des pyrotechnies obligées.
Yann Beuron, avec ses
moyens, est un Meister dont la musicalité et la conviction suspendent le
public à ses airs ; dans ce temple du fort ténor il s'impose en grand artiste.
Sophie Koch, triomphatrice
de la représentation, n'a pas à forcer pour tenir le Capitole sous son charme.
Mais au delà de l'évidente séduction physique il y a sa voix dont elle joue
voluptueusement sur toute l'étendue et l'émotion dont elle habite le
personnage. Quand elle sera plus sûre d'elle, plus détachée de la fosse, la
perfection ne sera pas loin.
Et la mise en scène ? Elle
tient compte des didascalies et reprend les procédés du théâtre au siècle
dernier. Pour chaque acte, des toiles peintes différentes en fond de scène,
devant lesquelles des décors simples mais fonctionnels servent de cadre à des
ensembles où brillent des costumes Restauration . Les scènes de foule sont peu
animées et les chanteurs assez peu mobiles ; attitudes et groupes dérivent de
la tradition que nous a transmise l'iconographie et composent sous nos yeux
d'esthètes décadents de somptueux chromos (cf le final du second acte ).
Autrement dit, Nicolas Joël joue le jeu et il a raison . Le spectacle y trouve
une unité de style tout à fait justifiée .
Au moins le public
semblait-il de cet avis, qui a salué de longs applaudissements nourris
d'acclamations les participants à cette belle et bonne reprise .
Maurice Salles