C'est une véritable aubaine
pour les Bruxellois, les fonctionnaires belges et européens qui
ne désertent pas la capitale et bien sûr les vacanciers qui
ont choisi d'y flâner en juillet ou en août. Chaque jour de
la semaine, à douze heures et quart, dans le célèbre
quartier du Sablon - rendez-vous des amateurs d'antiquités comme
de chocolats et de fines pâtisseries (entre Wittamer et Marcolini,
le coeur des gourmets balance !) - l'église Saints Jean et Etienne
des Minimes et le Conservatoire royal de Bruxelles accueillent une foule
nombreuse et décontractée à la faveur d'une pause
musicale. Une pause ? Quarante-cinq minutes d'évasion et de bonheur
pour un prix dérisoire, à mille lieues des sirènes
de Bruxelles-Plage ou de la Foire du Midi.
Cet été, le festival
des Midi-Minimes émigrait aussi au parc royal, investissant, comme
il se doit, le kiosque. La diversité est le maître mot d'une
manifestation bigarrée qui a su fidéliser des artistes de
renom tout en privilégiant la découverte de nouveaux interprètes
: le lundi est dévolu aux musiques du monde - cette année,
les chants traditionnels tibétain, tzigane et yiddish, mais aussi
les polyphonies des Alpes du Sud et le tango endiablé de Soledad
- , le mardi explore les musiques médiévales et anciennes,
le mercredi renoue avec la grande tradition baroque et classique, le romantisme
et le vingtième siècle se partagent le jeudi alors que le
vendredi est réservé au récital. En outre, trois thèmes
spécifiques charpentaient cette dix-huitième édition
: la danse, le Nouveau Monde et la voix, plus spécifiquement masculine,
avec une série de concerts intitulée "Vocalum". Au-delà
de ce cycle, la programmation réservait une large place à
la musique vocale sous ses formes les plus diverses.
Shadi Torbey, basse
Jean-Pierre Moemaers, piano
Ballades fantastiques
Carl Loewe (1796-1869)
Erlkönig Op.1, n°
3
Giacomo Meyerbeer (1791-1864)
La chanson du maître Floh
Franz Schubert (1797-1828)
Erlkönig D. 328
Camille Saint-Saëns (1835-1921)
Danse macabre
Déodat de Séverac
(1872-1921)
Le roi a fait battre tambour
Franz Schubert
Der Zwerg D. 771
Camille Saint-Saëns
Le Pas d'arme du Roi Jean
Carl Loewe
Edward Op.1 n°1
Conservatoire de Bruxelles - vendredi
23 juillet 2004
Au moment de l'engager, les organisateurs
du festival ignoraient évidemment que Shadi Torbey allait remporter
le troisième prix du Concours Reine Élisabeth, l'une des
compétitions les plus prestigieuses au monde. Cependant, la basse
belge d'origine libanaise n'était pas, loin s'en faut, un inconnu.
Remarqué dès 1999 au Concours International de Verviers où
il se vit décerner le prix de la vocation, il fut élu, deux
ans plus tard, Voix d'Or à Metz, aux côtés de Karine
Deshayes. En 2003, il se produisait à Paris dans Les Boréades
dirigées par William Christie et dans Athalia, avec Paul
McCreesh, à Ambronay. 2004 le vit participer à L'Orfeo
du Nouveau Studio Opéra de Lyon et débuter à Metz
dans le Freischutz, Metz où il se trouvait encore lorsqu'il
apprit sa sélection pour les demi-finales du Reine Élisabeth
! Depuis la proclamation du palmarès, les média ne le lâchent
plus et les concerts et récitals se sont multipliés à
travers tout le pays. Shadi Torbey gère ce marathon en vrai professionnel,
sa prestation aux Midi-Minimes ne trahissant aucun signe de fatigue.
Il aurait pu s'économiser
tout en mettant le public dans sa poche avec quelques tubes flatteurs.
Il n'en fut rien. Les "ballades
fantastiques" à l'affiche de son récital sont tout sauf racoleuses
et faciles ; âpres et denses, éprouvantes, physiquement et
nerveusement, pour le chanteur comme pour l'auditoire, elles plongent au
tréfonds de l'âme, réveillent nos douleurs, nos pires
angoisses. A priori, rien de très apéritif, mais ça
marche ! parce que le musicien s'approprie chaque oeuvre, saisit et capture
son mélos, cet élan qui la traverse et nous prend
en quelques mesures pour ne plus nous lâcher. L'extrême concentration
du narrateur se cristallise dans un regard magnétique, une présence
quasi impérieuse à laquelle nul ne peut rester indifférent
alors qu'une couleur très personnelle, enivrante, des graves profonds
comme une nuit sans étoiles ne séduiront pas forcément
tout le monde.
Vous êtes encore tout glacé
de frayeur par le récit térébrant de Goethe que Shadi
Torbey, lui, est déjà ailleurs. Mobile et insaisissable,
l'artiste glisse sans crier gare des humeurs les plus noires, intenses
(Schubert) jusqu'au bord de la rupture (Loewe), aux plus enjouées,
substituant, à la dernière minute, les tribulations bachiques
et drolatiques d'une cruche gorgée de vin nouveau (la trop rare
Chanson
de Maître Floh de Meyerbeer) aux cauchemars nés d'un "puissant
breuvage" (La vague et la cloche de Duparc), initialement programmés
après le paroxystique Erlkönig (Loewe) qui ouvre le
récital. La rupture de ton est rafraîchissante et bienvenue.
Le bonhomme est ainsi fait : imprévisible et plein de ressources,
à la fois spontané et très réfléchi.
Il découvre une nouvelle partition en fouinant dans la bibliothèque
du conservatoire et la met à son répertoire, la testant aussitôt
auprès du public, visiblement séduit. Difficile de trouver
plus belle et fière allure dans Le Pas d'arme du roi Jean
(Saint-Saëns) qu'il défend admirablement. Accompagnateur par
vocation (il était le partenaire de Julia Migenes dans "Diva au
bord de la crise de nerfs") Jean-Pierre Moemaers se révèle
un complice idéal, espiègle caméléon, en parfaite
intelligence avec la vedette du jour.
Céline Scheen, soprano
Éliane Reyes, piano
Robert Schumann (1810-1856)
Erstes Grün Op. 35,
n° 4
Felix Mendelssohn (1809-1847)
Winterlied Op. 19a n°
3
Franz Schubert (1797-1828)
Die Forelle D. 550
Maurice Ravel (1875-1937)
Sonatine
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Beste Jüngling (Der Schauspieldirektor)
Deh, vieni non tardar (Le nozze
di Figaro)
Francis Poulenc (1899-1963)
Non, Monsieur mon mari (Les mamelles
de Tirésias)
Gaetano Donizetti (1797-1848)
So anch'io la virtù magica
(Don Pasquale)
Giancarlo Menotti (1911)
Hello, this is Lucy (The Telephone)
Giuseppe Verdi (1813-1901)
Saper vorreste (Un ballo in maschera)
Conservatoire de Bruxelles - vendredi
30 juillet 2004
Rappelez-vous ces quelques minutes
magiques, tout en fraîcheur et en légèreté,
au coeur de l'agitation et de la boursouflure : c'est par la voix de Céline
Scheen que nous découvrions de trop brefs extraits de La Pomone
de Robert Cambert, premier opéra français que les scénaristes
du Roi Danse de Gérard Corbiau avaient eu l'heureuse idée
de sortir des limbes. Après s'être perfectionnée à
la Guildhall School avec Vera Rosza, la jeune soprano belge a suivi les
masterclasses de Jean-Paul Fouchécourt, Monique Zanetti et Helmut
Deutsch. Elle est apparue cette année dans l'Alceste de Gluck
imagée par Bob Wilson et reprise à la Monnaie (Une Coryphée)
et elle a fait forte impression dans l'Eliogabalo de Cavalli (Atilia),
ressuscité par René Jacobs et Vincent Boussard en avril dernier.
Encore une vocina droite et
pure, un de ces sopranos passe-partout, dont notre époque regorge
? Détrompez-vous ! Si la voix est claire, elle est aussi chaude,
très sûre, et retient d'autant plus qu'elle se révèle
au service d'une superbe et généreuse nature. Refuge des
critiques bienveillantes qui répugnent à tirer sur l'ambulance
lorsque la technique est défaillante ou l'organe sans attrait, la
formule retrouve ici comme une nouvelle virginité. Céline
Scheen est faite pour les planches, l'opéra est son élément,
elle s'y épanouit même en récital, genre dont elle
éclate les limites et bouscule les moeurs un rien guindées.
Sans partenaire ni mise en scène, elle joue avec un aplomb déroutant
et brosse des portraits de femmes haut en couleurs, de Susanna à
Lucy, en passant par Mademoiselle Silberklang, Susanna, Norina, Oscar et
Thérèse. Les sourires et les poses vous paraissent un rien
appuyés ? Qu'importe, déridez-vous ! Un tel don ne se refuse
pas. On a hâte de découvrir sa Papagena, dans quelques mois,
sur la scène de la Monnaie. La même fougue se retrouve au
piano, presque fébrile dans la Sonatine de Ravel, dont Éliane
Reyes vivifie et détaille le discours.
Dans le lied, la chanteuse
semble rester sur son quant-à-soi, craignant peut-être de
s'y montrer trop démonstrative. Mais quelle finesse, quelle lumière
dans le Winterlied de Mendelssohn ! Car l'actrice est aussi et d'abord
une formidable musicienne.
Encore un mot : si la troupe d'Eliogabalo
passe près de chez vous, ne le ratez surtout pas.
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Stephan Van Dyck, ténor
Philippe Verschaete, piano
Reynaldo Hahn (1875-1947)
A Chloris
Trois Jours de Vendanges
D'une Prison
Le Rossignol des Lilas
L'Heure Exquise
Quand je fus pris au pavillon
Gabriel Fauré (1845-1924)
Clair de Lune Op.46, N°2
Aurore Op.39, N°1
Au Bord de líEau
Chanson díAmour Op.27, N°
Le Secret Op.23, N°3
En Sourdine Op.58, N°2
Mandoline Op.58, N°1
Conservatoire de Bruxelles - vendredi
13 août 2004
Certaines idées reçues
sont particulièrement tenaces. Reynaldo Hahn passe encore souvent
pour un musicien de salon, suranné et indéfectiblement lié
à la Belle Époque, "bavard talentueux, doué pour pondre
des opérettes et des quantités illimitées de petites
ballades interprétées avec goût" (H. H. Stuckenschmidt).
Cet ami intime de Marcel Proust ne fut pas si prolixe (une soixantaine
de mélodies) que le laisse croire le biographe de Ravel, mais il
est vrai que le goût de l'interprète est ici essentiel. Felicty
Lott, Susan Graham ou Teresa Berganza affectionnent sa veine mélodique
si charmeuse et tendre en évitant l'écueil, redoutable, de
la mièvrerie. Ténor aigu plus connu des amateurs de musique
ancienne, excellant dans l'air de cour (très beau disque consacré
à Joseph Chabanceau de La Barre), Stephan Van Dyck semble suivre
la voie de Rachel Yakar, musicienne éclectique dont il a suivi l'enseignement
au Studio Versailles Opéra et qui a mis l'auteur de Ciboulette
au programme de ses récitals (en concert comme au disque d'ailleurs).
La confrontation avec Fauré peut sembler hardie, mais elle ne se
fait pas au détriment de Reynaldo Hahn dont l'habillage musical
des poésies de Verlaine suscita, rappelons-le, l'intérêt
du poète, indifférent au travail de Fauré. L'émission
à la fois claire et ferme, une vigueur et des accents dramatiques
peuvent animer le discours (Díune Prison) qui ne verse jamais dans
la sensiblerie, mais la vision du ténor belge laisse souvent un
peu perplexe. D'abord, les phrases s'étirent et s'éploient
à la faveur de tempi fort lents et parfois même déroutants.
Excès de prudence, d'application ? Question de tempérament
peut-être aussi, de familiarité surtout avec ce répertoire
qu'une fréquentation plus assidue permet d'aborder avec le naturel
et la verve nécessaires. Le chant gagnerait à être
plus délié, pétillant dans le rondel de Charles d'Orléans
(Quand je fus pris au pavillon) comme dans une Mandoline
qui manque de fantaisie. A sa décharge, il faut noter que le chanteur
ne peut guère compter sur un accompagnement bien prosaïque
pour stimuler son inspiration. Dommage, car En Sourdine, lumineux
et touché par la grâce, nous rappelle quel artiste raffiné
peut être Stéphan Van Dyck.
Bernard SCHREUDERS