Y aurait-il
une pointe de schizophrénie dans le comportement de Marc Minkowski
? La question est de celles que l'on retrouve périodiquement sous
les plumes les plus diverses... De fait, à y regarder de près,
l'organisation de sa carrière peut paraître déconcertante.
Baroque (dans son acception la plus large) au disque, Minkowski réserve
en revanche à la scène et à l'estrade les perles glanées
sous les divers cieux qui font les grands parcours de directeurs d'orchestre.
Lui-même aime à rappeler que la première oeuvre née
sous sa baguette est une ouverture de Berlioz, et ses Beethoven, Brahms
(avec rien moins qu'Hélène Grimaud en soliste), Wagner (Wesendonck
magnifiques pour Delunsch) comme aussi son Greif incandescent témoignent
d'une curiosité de chaque instant. N'est-ce pas dès lors
au disque qu'il faut reprocher la vision un peu univoque d'un chef qui
ne gagne pas (forcément) à être réduit au seul
répertoire ancien, tout excellent qu'il s'y révèle
? Car l'homme se montre aussi intéressant qu'inspiré hors
des sentiers dans lesquels on a tendance à le confiner autant par
esprit de caste que par facilité intellectuelle.
Il y a pourtant dans sa direction des
éléments invariables, des qualités qui transgressent
les limites de la chronologie musicale telle qu'elle est communément
admise. Minkowski joue le jeu de l'horizontalité du discours (il
faut dire aussi que la phalange lyonnaise n'est peut-être pas de
celles dont la pâte peut être fouillée en profondeur),
d'une avancée perpétuelle qui bouscule parfois son orchestre
(ainsi dans la célèbre marche nuptiale du Songe, dynamitée
de l'intérieur), d'une sur-expressivité du discours aussi.
Il s'entend aussi parfaitement à tendre, dans Schubert surtout,
des arches grandioses, virtuoses dans leur capacité à se
détendre dans de superbes (et très démonstratifs aussi)
effets de dynamique. Minkowski a par ailleurs un sens inné de la
phrase, du modelé, du "climax" surtout, autant de qualités
derrière lesquelles on sent la fréquentation régulière
du répertoire lyrique. Si cette attention de chaque instant à
l'effet, à des équilibres minimalistes (les sonorités
extrêmement calibrées de l'ouverture du Songe, sa furia,
son emportement juvénile, la délicatesse de touche des notturni
aussi) comme aussi le panache théâtral de la figure même
du chef (Minko éructe, Minko bondit, le corps déstructuré
suivant la ligne musicale) sont à l'opposé d'une certaine
conception très concentrée du romantisme à la manière
germanique, le spectateur ne s'en trouve pas moins jeté dans un
creuset bouillonnant de sentimentalité sublimée. On pourra
aimer ou non cette direction, on pourra la trouver affectée parfois,
lui reprocher l'éclairage cru qu'elle jette sur ces partitions,
son refus de l'afféterie, mais il y a là un emportement viscéral,
un refus de l'hédonisme qui sont autant de visions personnelles
qui ne peuvent laisser le spectateur passif.
Cependant, si l'orchestre un temps
égaré dans Schubert (qui surexpose des cordes rêches
surtout du côté de violoncelles émaciés, malgré
les couleurs tendres et solaires de bois magnifiques et l'acuité
de cuivres rutilants) retrouve du fruité et de la cohésion
pour un Mendelssohn tantôt songeur, tantôt rieur, c'est après
le travail du chef du côté des voix qu'il faut aller chercher
les grands bonheurs de cette soirée.
Entre mélodrame et vocalité
pure, il y a là un théâtre subtil qui s'expose, à
la fois lyrique et distancié, subtilement dosé et délicatement
outrancier, ne perdant cependant jamais de vue le merveilleux de conte
de fée qui caractérise l'oeuvre. Il y a là un inimitable
ton anglais et surtout une idée de génie dans la distribution.
Là en effet où l'on a été souvent habitué
à des voix agiles, tendres et lumineuses mais aussi désespérément
lisses (on ne citera pas de noms mais la discographie est assez éloquente
à cet égard), Minkowski a choisi de rappeler l'arrière-garde
lyrique pour soutenir son projet. Ce n'est pas tellement le cas de Gillian
Webster, brushing à la Lady Di, voix charnue, dignité de
chaque instant et ligne ensorceleuse... Mais il y a surtout présente
sur scène Jennifer Smith dans sa énième métamorphose.
Il y a déjà quelques années que l'on sait que le talent
de l'artiste n'est plus du côté de la simple vocalité
(doux euphémisme considérant l'érosion de sa Diane
offenbachienne confirmée plus récemment par les Noces
aixoises). Le timbre s'est empâté, alourdi, l'instabilité
de la colonne d'air est assez marquée, l'aigu jadis radiant est
ici à peine esquissé, comme jeté à la volée
sur une pointe souffle, même si l'impeccable talent de la ligne reste
conservé comme aussi la couleur générale, immédiatement
reconnaissable. Une incroyable Folie de Platée avait révélé
quelle vis comica, quel pouvoir d'appropriation technique et théâtral
pouvait être celui de Jennifer Smith (qui a osé depuis, comme
elle, atomiser la phrase et le trille des "langueurs d'Apollon" avec autant
de naturel ?)... L'artiste nous revient ici, roulant ses "r", ses yeux
et sa silhouette, à mi-chemin de la grande dame victorienne, bien
pensante et collet-monté jusqu'au bout des ongles, et de la maîtresse
d'école des années 50, la bouche pleine de mots qu'elle ne
parvient à contenir, débit insinuant, le doigt boudiné
et grondeur, la commissure boudeuse. C'est là la conteuse idéale,
comme ces grand-mères que tout enfant a un jour rêvé
d'avoir, tellement distanciées qu'elles se prennent elles-mêmes
comme sujet de représentation en évitant toujours le ridicule.
Smith se contrefait d'un simple foulard jeté sur sa tête de
marionnette soudain grotesque, avec cette voix flûtée, cette
diction pointue, ce ton "d'époque" délicatement suranné
qui replace l'action dans une temporalité à la fois passée
et imaginaire.
Shakespeare, par les soins conjugués
d'un chef dont la verve n'est plus à rappeler et d'un duo de chanteuses/conteuses
à la fois subtiles diseuses et bêtes de scène consommées,
en sort dégraissé, à la souplesse faunesque virtuose,
d'une parfaite acuité dans l'ironie mais aussi d'une tendresse lunaire,
d'une magie aux sortilèges renouvelés de note en note, de
mot en mot.
Benoît BERGER