EINE
GROSSE NACHTMUSIK...
Située à 1h10 d'avion
de Paris, la noble ville hanséatique de Brême, dont le centre
historique, datant en grande partie du Moyen Age, a été miraculeusement
épargné par les bombardements de la dernière guerre,
possède, comme de nombreuses villes d'Allemagne, une tradition musicale
bien établie. D'où ce Musikfest im Bremen se déroulant
du 3 au 24 septembre, et dont cette soirée intitulée "Eine
Grosse Nachtmusik" (référence à la Kleine Nachtmusik
du divin Mozart) et sous-titrée "Eröffnungsfest rund um den
Markplatz" constituait l'événement inaugural.
Le principe de cette promenade musicale
autour de la Place du Marché est assez simple et n'est pas sans
rappeler, en plus modeste, celui de la Folle Journée de Nantes :
chaque concert est donné trois fois, parfois avec des programmes
sensiblement différents, à 19 h30, 21 h et 22 h dans plusieurs
lieux du centre historique. Le spectateur doit en choisir trois dont un
au moins doit se dérouler dans un lieu différent des deux
autres. La durée de chacun des concerts ne doit pas excéder
45 minutes, afin que le public ait suffisamment de temps pour passer d'un
lieu à un autre. La règle s'assouplit cependant pour le dernier,
commençant à 22h30, au cours duquel les artistes peuvent
réserver quelques "surprises" à l'auditoire.
Le tarif unique pour chacun des concerts
de la soirée est très abordable : 20 euros, et en- dehors
de ceux auxquels je me suis rendue, étaient proposés également
un récital d'orgue, de la musique de chambre, du jazz latino et
des lectures de lettres de Mozart par Klaus Maria Brandauer. De quoi se
sentir frustré de ne pouvoir assister à tout !
Cette 16ème édition du
Bremen Festmusik accueille par ailleurs des artistes prestigieux : outre,
pour cette première soirée, deux beaux fleurons des ensembles
baroques français, à savoir Hervé Niquet et son Concert
Spirituel, ainsi que Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre avec, en
soliste, Anne-Sofie von Otter, on peut citer pour la suite des festivités
: Riccardo Muti et le Philharmonia Orchestra, Fazil Say, Maria Joao Pirès
et Gérard Caussé, Gidon Kremer et la Kremerata Baltica, Reinhard
Goebel et le Musica Antiqua Köln, Laurent Korcia, Barbara Hendricks,
l'Ensemble Zefiro, Skip Sempé et Le Capriccio Stravagante, Hélène
Grimaud, Roger Norrington et d'autres encore, sans oublier une série
de trois représentations du Mitridate de Mozart dans la production
donnée cet été à Salzbourg et dont nous parlerons
plus loin.....et, cerise sur le gâteau, un grand bal à la
viennoise dans un palace de la ville...
Parmi le public très mélangé,
à la fois chic et décontracté, qui se presse à
ces manifestations, on repère vite les habitués, les passionnés
et les officiels. Cependant, tout ce beau monde se fond plutôt harmonieusement
dans l'allégresse générale, sans que l'on perçoive
un réel clivage. Dans l'ensemble, tous ces gens cherchant fébrilement
leurs places ont l'air heureux d'être là et l'ambiance est
plutôt bon enfant, exempte du snobisme qui préside souvent
à des manifestations plus médiatisées. Ici, on vient
par amour de la musique ce qui, par les temps qui courent, est plutôt
rafraîchissant.
Les édifices sont superbes et
le parcours fléché plutôt princier. La Place du Marché
où se trouvent la cathédrale, l'Hôtel de Ville et non
loin, Unser lieben Frauenkirche et die Glocke n'est pas sans rappeler,
en moins grandiose, certes, la Grand' Place de Bruxelles ou celle de Bruges.
Ce soir là, les dieux bienveillants
nous avaient comblés : ciel d'un bleu profond, soleil radieux, qualité
de lumière exceptionnelle, température idéale : autour
de 20° - vent léger venu de la mer. Toutes les conditions étaient
réunies pour faire de cette soirée un moment magique, et
l'on se souviendra longtemps des rayons dorés du couchant jouant
à travers la dentelle de pierre de l'Hôtel de Ville...
Le Concert Spirituel - Hervé
Niquet © DR
PREMIER CONCERT
(Unser Lieben Frauenkirche)
Marc-Antoine CHARPENTIER (1643 -
1704)
Messe à huit voix , violons
et flûtes H. 3
Kyrie - Gloria - Credo - Agnus Dei
- Domine Salvum
Solistes :
Soprane : Stéphanie Révidat
- Hanna Bayodi
Contre-ténors : François-Nicolas
Geslot - Daniel Auchincloss
Ténors : Emiliano Gonzalez-Toro
- Sébastien Droy
Basses : Benoit Arnould - Renaud Delaigue
Orchestre et choeur du Concert Spirituel
- Direction : Hervé Niquet
SPLENDEURS DU GRAND SIECLE
L'église Notre Dame, de style
roman primitif, dont les premières fondations datent de l'an 1000,
fut avec la cathédrale, la première paroisse de Brême.
Elle subit bien évidemment des restaurations successives, dont les
plus importantes eurent lieu aux XIIIème, XIVème et XVème
siècles. La dernière, datant du XXème, dans les années
soixante, permit l'ajout de splendides vitraux de Manessier.
Le programme présenté
par le Concert Spirituel, en parfaite adéquation avec le lieu, bénéficie
de son acoustique miraculeuse, et de l'harmonieuse répartition des
volumes et des espaces qui le caractérise. Il règne dans
cette église une atmosphère très particulière,
profondément mystique et recueillie.
Depuis sa création en 1987,
la renommée du Concert Spirituel n'a cessé de croître.
Il est vrai que son fondateur, Hervé Niquet est passé maître
en matière de répertoire des XVIIème et XVIIIè
siècles, surtout la musique vocale, profane et religieuse, et précisément
celle de Marc- Antoine Charpentier.
Ce dernier séjourna à
Rome pendant trois ans pour parfaire sa formation musicale, où il
subit l'influence, essentielle pour la suite de sa carrière, de
Carissimi. Par ailleurs, même si Charpentier, qui fut très
dépendant de la soif de pouvoir sans limites de Lully, dut se retrouver
au coeur des querelles et rivalités opposant les partisans de la
musique française à ceux de la musique italienne, il réussit
le tour de force de s'en détacher. Son originalité fut de
réaliser dans ses compositions une synthèse quasiment idéale
et très novatrice entre les éléments italianisants
de son temps et un véritable style français.
Raffinement, audace dans l'instrumentation,
on retrouve tout cela dans cette messe à huit voix, ainsi que "l'italianité",
indiscutablement présente dans laquelle elle baigne, avec une pointe
de lyrisme et même de sensualité.
L'ensemble vocal est de grande qualité,
avec des voix de belle couleur, bien timbrées et projetées
et l'alternance des solistes - deux par catégorie - évite
la monotonie.
L'orchestre n'est pas en reste, surtout
quand on sait qu'il compte comme premier violon, Alice Piérot qui
nous avait éblouis dans les Sonates du Rosaire, de Biber, parues
chez Alpha avec l'ensemble "Les Veilleurs de Nuit". Cohésion, homogénéité,
grande rigueur et en même temps souplesse, absence de raideur et
de dogmatisme. Une grande spiritualité émane de cette prestation
en même temps qu'un certain abandon. La foi des grands mystiques
n'impliquait-elle pas principalement l'abandon suprême à Dieu
?
Pour couronner le tout, la lumière
du crépuscule, passant à travers les vitraux de Manessier,
ajoute au charme du moment.
CONCERTS II
ET III
(Die Glocke)
Anne Sofie von Otter © DR
Premier Programme :
Christoph Willibald GLUCK (1714
- 1787)
Orphée et Eurydice (version
Berlioz)
"Quel nouveau ciel"
"J'ai perdu mon Eurydice"
W. A. MOZART (1756 - 1791)
Musique de Ballet pour "Idomeneo"
- K367
1 - Chaconne - Larghetto - Chaconne
2 - Pas seul - 3 - Passepied
4 - Gavotte - Passacaille
Christoph Willibald GLUCK
Paride e Elena
"O del mio dolce ardor"
Soliste : Anne-Sofie von Otter,
mezzo- soprano
Les Musiciens du Louvre, Direction
Marc Minkowski
Second Programme
Wolfgang Amadeus MOZART
Le Nozze di Figaro "Voi che sapete"
La Clemenza di Tito "Deh per questo
instante solo"
Sérénade "Cor de Postillon"
K 320 (*)
1 - Adagio maestoso - Allegro con spirito
-2 - Concertante (Andante grazioso)
3 - Andantino - 4 - Menuetto - Trio
I - Trio II - Menuetto - 5 - Finale (Presto)
Cosi fan Tutte "E amor un Ladroncello
"
Solistes : Anne-Sofie von Otter,
mezzo- soprano
Jean-Baptiste Lapierre, cor solo
(*)
Les Musiciens du Louvre, direction
Marc Minkowski
HEUREUSES RETROUVAILLES...
Changement radical de lieu avec Die
Glocke, magnifique salle de concert dotée de 1400 places présentant
certaines similitudes, en moins grand, avec le Palais des Beaux Arts de
Bruxelles, le Concertgebouw d'Amsterdam et en moins somptueux avec le Musikverein
de Vienne.
Ici, beaucoup de bois : blond pour
le sol de la scène et de la salle, nettement plus foncé,
de teinte acajou pour les parties latérales. Le reste des murs et
du plafond sont peints d ëun vert d'eau de belle nuance, qui s'harmonise
très bien avec celles du bois, lequel garantit, on s'en doute, une
acoustique phénoménale.
Salle comble, donc, pour cette soirée
qui scellait un retour en force de l'alliance sacrée entre Marc
Minkowski et celle qui fut sa muse inspiratrice pendant tant d'années,
pour des opéras, concerts et enregistrements formidables et déjà
entrés dans l'Histoire : Ariodante, Hercules, Le Couronnement
de Poppée, Jules César, la soirée Offenbach....Depuis
quelque temps, déjà, on les voyait et entendait moins ensemble
et ce fut donc un grand bonheur que de les retrouver ce soir-là.
La diva fait une entrée assez
surprenante dans une tenue très "ado baba cool sixties - seventies"
qui par ailleurs lui va à ravir et semble démentir ses cinquante
ans tout frais. La tunique en voile à volants, vert et rose un peu
fluo, le jean blanc en toile, les sandales indiennes argentées et
pailletées qui laissent apercevoir des ongles laqués de rouge,
auraient certes, mieux convenu à un concert de musique pop comme
elle en affectionne, en particulier pour les chansons du groupe Abba (un
disque est en préparation). Il n'empêche que l'artiste, très
détendue, comme sa tenue, est très en voix.
Le premier air "Quel nouveau ciel"
est sans doute un peu grave pour elle désormais, mais l'expression,
le style, la diction en français, sont comme toujours superlatifs
et elle chante "J'ai perdu mon Eurydice" sans le récitatif, de manière
très extravertie et véhémente, avec un profond désespoir.
Grand gluckien s'il en est (son Iphigénie, son Orphée sont
admirables) Minkowski accompagne avec panache mais retenue sa bien-aimée
diva.
Las, les choses se gâtent lorsqu'il
se retrouve seul à la tête de son orchestre pour la suite
de ballets d'Idomeneo. Sa lecture est un peu brutale, très - trop
- rapide, sa direction parfois déséquilibrée et peu
nuancée.. N'oublions pas qu'il avait quasiment raté, il y
a quelques années, son Idoménée de Bastille.
Mais von Otter revient pour un "O del
mio dolce ardor" d'anthologie, raffiné, musical en diable et à
nouveau le miracle s'accomplit entre le chef et la chanteuse en parfaite
osmose. L'équilibre est retrouvé, comme si von Otter imperceptiblement,
réglait elle-même les nuances et les tempi. Le public très
enthousiaste leur fait un triomphe.
Les Musiciens du Louvre - Marc Minkowski
© DR
Le second concert est consacré
exclusivement à Mozart, année commémorative oblige.
Au contact de la mezzo suédoise, Minkowski redevient formidable,
comme si décidément, son interprète l'obligeait à
plus de douceur et de simplicité...car von Otter connaît son
Amadeus sur le bout des doigts. D'abord Chérubin que cette subtile
mozartienne chante comme personne. (C'est d'ailleurs ce "fanciullo" qui,
au Covent Garden, marqua le point de départ de sa carrière
internationale.) Et puis Sextus, un autre de ses grands rôles, que,
contrairement à Chérubin, qu'elle a décidé
d'abandonner, elle chante encore et toujours, et formidablement (au Met
en mai dernier). De Sextus, elle a choisi le plus "intérieur"
des airs, "Deh per questo instante solo", celui qu'on ne peut pas interpréter
en faisant de l'esbrouffe et du "son", qui demande une maîtrise absolue
du souffle, du style et de l'expression, et où elle est encore insurpassable.
Nouvelle déception pour cette
"Sérénade Cor de Postillon" où l'on retrouve les défauts
remarqués précédemment dans la suite d'Idomeneo. Malgré
les qualités indiscutables de cet orchestre et de son chef, si probantes
dans bien d'autres répertoires, la direction est souvent brouillon,
brutale et hachée, avec une fâcheuse tendance à un
peu trop forcer le trait. Ce chef qui sait si bien diriger, avec légèreté
et finesse, Rameau, Haendel et Gluck, sans oublier, dans un autre registre,
notre précieux Offenbach, bute de manière récurrente
sur l'oeuvre du "Wunderkind". A sa décharge, on pourrait ajouter
qu'il n'est pas le seul... Et il se rachète quand même dans
les mouvements plus lents, qui mettent en valeur la grande qualité
des vents et des bois, vraiment superbes.
Créant un événement
à effet comique garanti, Jean-Baptiste Lapierre arrive à
vélocipède pour jouer son solo. Hélas l'instrument
produit quelques fausses notes qui écorchent quelque peu nos oreilles,
mais ne perturbent pas trop le public, visiblement ravi.
Dernier mouvement très - trop
- rapide et brutal (voir l'enregistrement de Karl Boehm chez DG, miraculeux),
comme si Mikowski ne pouvait maintenir le mystérieux équilibre
du maître de Salzbourg, plus tout à fait baroque, et pas encore
romantique. Convenons qu'il se rachètera le lendemain en dirigeant
fort bien le Mitridate, re di Ponto composé par un Mozart de...quatorze
ans.
Von Otter revient pour une Dorabella,
dans la droite lignée de Berganza, où alternent grâce,
finesse, musicalité, une pointe de malice et d'ambiguité,
mais pas trop, juste ce qu'il faut, l'équilibre, encore... N'oublions
pas qu'elle a beaucoup chanté ce rôle qu'elle dit pourtant
ne pas trop aimer, et qu'elle l'a enregistré deux fois : la première
avec Karita Mattila en Fiordiligi, sous la direction de Neville Marriner,
et la seconde avec Solti au pupitre et Fleming comme partenaire.
Triomphe, embrassades, Minkowski est
quasiment en dévotion devant sa diva qui redonne en bis le "O del
mio dolce ardor" du premier concert et re-triomphe avec re-embrassades,
baise-main, bouquets, etc, etc...
Ainsi donc se termine, dans l'allégresse
générale, cette folle journée...
Juliette BUCH
NB : Saison vocale 2005-2006 de "Die glocke"
: Récitals de Ian Bostridge, Soile Isokoski,
Angela Denoke, Roman Trekel avec Bruno
Ganz, récitant...
Site internet : www.glocke.de