Une
farce qui tourne au tragique et se termine par un pied de nez !
Lors de son petit-déjeuner,
un barbier retrouve dans le pain cuit par son épouse le nez d'un
de ses clients de la veille. Effrayé d'une telle étourderie,
il se précipite en ville afin de s'en débarrasser. Il y réussit
difficilement. De son côté, le client en question, un assesseur
de collège nommé Kovalev, s'aperçoit avec horreur
à son réveil de la disparition de son nez et part à
sa recherche. Contre toute vraisemblance, il le rencontre à l'église,
vêtu en conseiller d'État, solennel et méprisant. Terrorisé
et désespéré, il tente de retrouver le fugitif par
tous les moyens. Mais, victime des soupçons de la police, il se
heurte à l'incompréhension et aux moqueries de la foule.
Kovalev finit par récupérer son nez, mais impossible de le
faire tenir en place ! Il pense à tort avoir été ensorcelé
par la mère d'une jeune fille qu'il veut épouser. Après
encore bien des épreuves, il recouvre enfin sa dignité d'homme
porteur d'un nez, en bonne place. Il décide alors de ne pas se marier
et de profiter de l'instant qui passe sous les traits d'une jolie marchande.
Loin d'une relecture actualisée
de Nos (Le Nez), chef-d'oeuvre d'un Chostakovitch de 22 ans,
fuyant tout académisme, classique ou romantique, il s'agit d'une
reprise de la production de l'Opéra de chambre de Moscou présentée
en 1974. Montée sous le régime soviétique, dans un
esprit évitant toute critique contre le pouvoir, elle avait marqué
le retour triomphal d'une oeuvre enterrée pendant plus 40 ans. Elle
fait salle comble ce 25 janvier à la Cité de la musique.
Malgré l'opacité de la langue russe qui fait regretter à
beaucoup de spectateurs - insuffisamment préparés - l'absence
de surtitres, le public de mélomanes et d'amoureux du théâtre
n'a pas boudé son plaisir.
Au moment de la genèse de Nos
(1927/1928), Chostakovitch est sous le choc de la musique du Wozzeck
de Berg donné peu avant à Leningrad. Il est imprégné
de Strauss, Prokofiev, Stravinsky, Bartok, Schoenberg, Milhaud - et même
de jazz. Il baigne dans le contexte culturel du constructivisme et du cinéma
d'Eisenstein. Il est aussi sous l'influence des théories théâtrales
de Meyerhold, qui l'ont mis en garde contre tout suivisme ou succès
facile. Il veut donc frapper fort. La nouvelle de Gogol, écrite
presque un siècle auparavant, lui fournit le thème rêvé
pour se lancer dans une écriture musicale débridée,
mêlant voix et instruments dans un même tissu sonore pour exprimer
toute la tragédie d'un homme privé de son appendice olfactif
- ô combien symbolique - vivant dans une société répressive,
souvent bête et méchante. La satire, la caricature, le surnaturel
autoriseront un traitement artistique absolument neuf, voire fou.
Dès l'ouverture, précipité
dans la confusion par de continuels contrastes de registres, d'oppositions
rythmiques, de notes dissonantes, on entre dans le vif du sujet. L'opéra
est construit comme une symphonie frénétique en trois mouvements.
Action, discours instrumental multicolore, paroles chantées, cris,
bruitage, affrontement des principaux protagonistes et scènes de
foules délirantes, se succèdent jusqu'à l'étourdissement
pour produire une matière théâtrale unique dont on
ne sait s'il faut rire ou pleurer. Car il s'agit de la lutte dérisoire
d'un être humain dans une société cruelle, entièrement
mécanisée.
En 1974, Boris Pokrovski (aujourd'hui
âgé de 89 ans), attentif à tous les détails
et ce en bon disciple de Stanislavski, avait réglé, en présence
du compositeur, une mise en scène inventive, rigoureuse, précise
comme une horloge. Après plus de 30 ans et de nombreuses représentations
sur tous les continents, celle-ci n'a pas perdu son efficacité.
Retour à l'époque de
Gogol sous le Tsar Nicolas Ier. Quelques éléments stylisés
suffisent à évoquer Saint-Pétersbourg. De chaque côté
du plateau, deux longues rangées de mannequins présentent
les costumes qui vont caractériser quelque 70 personnages. On se
croirait au music-hall ou au cirque plutôt qu'au théâtre.
Il y a un côté image d'Épinal : silhouettes très
dessinées, couleurs criardes, pas plus d'accessoires qu'il n'en
faut pour situer les différents tableaux. Ce dispositif scénique
sommaire permet à l'action de se dérouler en souplesse et
au rythme endiablé de la musique. L'entracte pour percussions seules
après le deuxième tableau est un morceau d'anthologie. Sous
la baguette du chef Antony Levine, la cacophonie apparente faite de ruptures
de tempo et de changements de registre est sous contrôle. Chaque
instrument, chaque voix se détache sans interrompre le cours de
l'action. On passe d'une scène à l'autre dans un découpage
cinématographique visuel et sonore, particulièrement notable
dans la fameuse scène de la lettre écrite et reçue
simultanément en deux lieux différents.
La cohérence du spectacle témoigne
d'un travail de troupe au service d'une oeuvre. Selon les conceptions exigeantes
du metteur en scène, chaque geste individuel, chaque scène
d'ensemble revêt une signification précise. La cathédrale
de Kazan, le bureau de presse, la perspective Nevski sont évoqués
avec un minimum de moyens.
Les interprètes tiennent
leurs rôles et leur partie vocale de manière percutante. Irrésistible
de drôlerie, avec sa voix nasillarde, le ténor Léonid
Kazatchkov qui chante le rôle du Nez est un conseiller d'État
d'une grande dignité. Plusieurs chanteurs de la distribution d'origine
- et non des moindres - sont présents : la savoureuse vendeuse de
craquelins, Liudmila Sokolenko, le gendarme, Boris Tarkhov et Boris Drouginine,
le valet débauché qui joue de la balalaïka en l'absence
de son maître. Enfin, inoubliable quand il regarde dans son miroir,
face au public, son visage pitoyable privé de nez, le baryton Edouard
Akimov incarne un Kovalev d'une vérité saisissante. Conforme
au voeu de Chostakovitch, il passe du lyrisme à la pleurnicherie
sans jamais faire rire. Et parvient, malgré l'invraisemblance de
la situation, à nous communiquer son angoisse, sa terreur et son
désarroi jusqu'à la pirouette finale.
Un spectacle qu'il faudrait sans doute
revoir plusieurs fois pour en saisir toutes les finesses.
Brigitte CORMIER
N.B. L'intégrale en CD de cette
production de 1974 de l'Opéra de chambre de Moscou, dirigée
par G. Rojdestvenski a été éditée sous le label
LE CHANT DU MONDE.