C O N C E R T S 
 
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COMPIEGNE
10/10/04

Anne-Sophie Schmidt
(Photo : P. Knapp)
NOÉ

Opéra en 5 actes de Georges Bizet et Fromenthal Halévy
Livret de Hubert de Saint Georges

création mondiale

Mise en scène : Pierre Jourdan
Scénographie & costumes : Jean-Pierre Capeyron
Lumières : Thierry Alexandre
Chorégraphie : Jean-Hugues Tanto

Saraï : Anne-Sophie Schmidt
Noé : Jean-Philippe Courtis
Ituriel : Philippe Do
Cham : Matthieu Lécroart
Ebba: Karen Vourc'h
Sem : Mathias Vidal
Japhet : Céline Victores-Benavente
Eliacin : Paul Médioni

Ensemble vocal "Cori Spezzati"
Orchestre Français Albéric Magnard

Direction : Emmanuel CALEF

Théâtre Impérial de Compiègne, 10 octobre 2004


TRIOMPHE INATTENDU
 

Lorsque Fromenthal Halévy meurt le 17 mars 1862, il laisse à son élève et gendre, Georges Bizet, le soin de compléter la partition inachevée de son dernier "Grand Opéra".
On a peu d'informations sur l'avancement de l'oeuvre au décès du musicien et, le manuscrit ayant disparu, il est difficile d'identifier qui est l'auteur de quoi : si l'on reconnaît bien la patte de Bizet en de nombreux endroits (par exemple à l'acte I où les choeurs évoquent les Pêcheurs de Perles), d'autres sont typiques de Halévy, tels les grands ensembles dramatiques. Usé par l'échec de Carmen, Bizet mourut sans terminer l'ouvrage et l'on doit à une troisième main anonyme un certain nombre de compléments tel le ballet, adapté de Djamileh.

C'est pourquoi, on n'attendait pas de cette oeuvre une unité particulièrement marquée : de fait, certains passages fleurent un peu trop le "Bizet d'opéra-comique" ; toutefois, passé le premier acte (de loin le plus convenu), l'ouvrage prend de la hauteur et culmine avec quelques scènes anthologiques : on ressort de là intrigué, sinon totalement conquis, avec la forte envie de voir et revoir ce Noé pour mieux s'imprégner de ses richesses et de ses indéniables originalités.

Première surprise, le livret assez "déjanté" de Hubert de Saint Georges.

A l'acte un, Noé, avec sa tribu, chante la prière du matin, se réjouissant à l'avance des fiançailles prochaines de son second fils Sem avec Ebba, fille d'Eliacin, le chef de la tribu la plus riche de la région.
Au tableau suivant, Noé confie son inquiétude à Japhet, son dernier fils de 14 ans (rôle travesti) : depuis quelque temps, Sarai, femme de Cham (le fils aîné de Noé), semble en proie à des angoisses depuis que son époux l'a quittée pour rejoindre une tribu armée.
Sarai se confie à Noé : Cham la délaisse, explique-t-elle, avant de finir par avouer la seconde raison de ses alarmes : un soir elle a entendu une voix qui lui murmurait comme dans une rêve :

" Pourquoi pleurer quand on est belle ?
On t'oublie, oublie à ton tour.
Le coeur de l'homme est infidèle,
Moi j'aime d'éternel amour".


Noé crie au mauvais ange et console sa belle-fille. Arrivent alors, pour la célébration des fiançailles, les familles des deux tribus. Les réjouissances sont bien vite troublées par l'entrée de Cham qui vient brutalement répudier Sarai. Tous l'interrogent mais Cham refuse de livrer le secret de son comportement et l'acte s'achève par un grand ensemble traditionnel du genre.

Au deux, nous sommes dans une oasis ; Sarai, endormie, rêve ; une silhouette lumineuse apparaît : c'est l'Ange Ituriel qui, profondément épris de Sarai, a bravé la colère des cieux pour tenter de ravir son amour. "L'éternité pour un seul jour" chante-t-il dans une splendide (et redoutable) cavatine. Les voix du Ciel tentent de le ramener vers le séjour céleste, en vain ; sous la malédiction divine, Ituriel perd ses ailes pour prendre une apparence humaine.

Ces assiduités ne sont pas franchement du goût de Sarai (brutalement tirée de son sommeil par les imprécations célestes : on ne saurait plaire à tout le monde) : celle-ci hurle son épouvante, tente d'échapper aux étreintes de son amant, et n'est plus très loin d'être convaincue par les romances séraphiques. Soudain un bruit interrompt leurs troubles relations : il s'agit, explique Ituriel, de Cham qui vient, avec quelques sbires, d'enlever Ebba, sa propre future belle-soeur ! C'en est trop pour la pauvre Sarai qui, entre deux blasphèmes, s'abandonne finalement à la passion de l'ange déchu.

Ebba découvre avec une surprise teintée d'horreur l'identité de son ravisseur. Rien ne peut attendrir Cham, pas même l'arrivée de son propre frère Sem (trio typique) et l'infâme emporte avec lui la jeune fille.

L'acte trois nous mène à Henoch, sorte de Sodome et Gomorrhe où Sarai, sans être amoureuse de son séducteur, accepte que soit célébrée cette union : "Je tâcherai d'oublier qui m'oublie".
Bacchanale.

Alors que Sarai reste perdue dans ses pensées (elle songe toujours à son époux), on annonce l'arrivée d'un étranger épuisé : c'est justement Cham. Sarai le reçoit, voilée. Cham vient demander secours à la reine : sa fiancée a été enlevée par des inconnus à son entrée dans la ville. "Tu mens" rétorque Sarai qui se fait reconnaître. L'explication qui suit nous vaut un duo "de haine" assez unique dans le répertoire lyrique du XIXème (1). 

Cham parti, Japhet introduit Ebba qui vient implorer son pardon (alors qu'elle n'a, de fait, rien à se faire pardonner) : trio.

Les protagonistes tentent de quitter le palais, mais ils sont interrompus par l'arrivée d'Ituriel et de sa cour, auxquels s'est joint Cham. Couplets bachiques divers.

Ituriel appelle ses suivants à se consacrer au plaisir, étreignant avec passion une idole : "Il faut un dieu d'argile aux ennemis de Dieu".

Sarai, puis Ebba qui se fait reconnaître, tentent d'arracher Cham au délire ambiant: celui-ci reprend alors ses esprits, mais c'est pour saisir Ebba qu'il croyait avoir perdue et l'entraîner avec lui.
Dans la confusion générale, Noé apparaît, maudissant les impies dont l'idole se brise. Dans le tonnerre des éléments déchaînés, il entraîne Sarai, Cham, Ebba, Japhet et cie (c'est beau la famille) vers l'Arche qui les protègera de la catastrophe.

Interlude orchestral durant lequel presque tout le monde meurt.
Noé et les siens apparaissent, sortant de l'Arche, et chantent les louanges du Créateur (2).

Si "Noé" n'est pas un chef d'oeuvre, c'est déjà plus qu'une simple curiosité musicale. La partition d'Halévy-Bizet recèle de nombreux passages beaux ou forts : en particulier l'entrée d'Ituriel et son duo avec Sarai, l'acte d'Hénoch tout entier, l'interlude orchestral ou la scène finale. Un ouvrage somme toute hybride par son mélange de styles, mais attachant de par sa force irrésistible.

Après la superbe Dinorah de la saison passée, on pouvait évidemment attendre de Pierre Jourdan une production sage, un livre d'images (pieuses) respectueux de l'ouvrage. Or, c'est tout le contraire qu'il nous annonce dans le programme de salle: Cham est à la tête "d'un groupe de révoltés terroristes armés de Kalachnikov" ; le palais d'Ituriel sera "peuplé de drogués, de sadiques de nymphomanes et de travelos" ; bref : "Le style de la production sera délibérément moderne et même futuriste, s'approchant de l'univers de la science-fiction".
Le spectateur, quelque peu interloqué, pense alors à certains metteurs en scène "traditionalistes" s'essayant sans succès, sur le tard, à des productions "d'avant-garde" (3). 

Le premier acte, assez sage (4), semble contredire ces déclarations préalables. C'est qu'il s'agit de nous installer progressivement dans l'action. Petit à petit, les images deviennent plus fortes en fonction des péripéties du livret (il n'y a pas de "provocation" gratuite), pour culminer dans la vision paroxystique d'Hénoch, Metropolis où s'exercent sans contraintes toutes les perversions, où règnent la violence, la drogue et la mort.

Ainsi, Pierre Jourdan nous révèle la modernité insoupçonnée de ce livret : la condamnation d'une société pourrissante, déréglée par la perte de ses valeurs fondamentales.
Cette vision est également servie par une chorégraphie exemplaire qui évoque la bestialité en évitant le piège de la vulgarité ; la Bacchanale est ainsi un véritable moment d'anthologie : danseurs brisés, seringues, ecstasy, cocaïne et corps entremêlés, au sexe indéterminé, une scène d'orgie d'une rare puissance.

Pendant l'interlude musical, nous avons droit à un clip vidéo spectaculaire avec collisions de planètes, météorite s'écrasant sur la terre, raz de marée balayant navires et villes... qui s'achève par la vue épurée d'une Arche, que symbolise un simple dessin stylisé noir et blanc sur une toile peinte, d'où Noé et ses frères débarquent tout de blanc vêtus ; l'ouvrage se termine par l'image simple et forte d'une colombe, blanche également, lâchée dans le théâtre au son d'un crescendo orchestral.

C'est donc peu de dire que Pierre Jourdan sait rendre justice au style du "Grand Opéra", cette synthèse de paroxysme musical et de visuel spectaculaire : bien plus, il le transcende pour nous en faire saisir la parfaite actualité.

L'équipe de production est toute entière à féliciter : en particulier (et quand on sait les difficultés budgétaires de ce théâtre) les magnifiques décors de Jean-Pierre Capeyron qui signe aussi des costumes passablement délirants, et la chorégraphie déjà citée de Jean-Hugues Tanto.
Pour ce spectacle, Pierre Jourdan a également su réunir une distribution assez remarquable (5). 
La révélation de la soirée est le ténor Philippe Do qui affronte avec vaillance une tessiture particulièrement tendue. Il sait alterner les phrases suaves et les passages les plus héroïques, tout en nous gratifiant de quelques suraigus spectaculaires. Cependant, fatigue ou relâchement, la scène de la Bacchanale le voit un peu en difficulté, avec quelques tendances à détonner : réserve mineure face à l'engagement de l'artiste.

Anne-Sophie Schmidt, qui interpréta La Voix Humaine en ces mêmes lieux, est une autre surprise, dans un rôle aussi différent. Se jouant d'une tessiture de Falcon, la jeune chanteuse réussit à imposer un personnage crédible, sans ménagement pour ses ressources vocales.

On pourrait presque en dire autant de Karen Vourc'h, belle voix, très à l'aise, mais moins sollicitée musicalement.

Dans un rôle également très exposé, Matthieu Lécroart se révèle un baryton solide et sonore, d'une belle tenue scénique.

Dans des rôles plus sacrifiés, le ténor Mathias Vidal, la soprano Céline Victores-Benavente et la basse Paul Médioni remplissent sans faiblesse leur contrat.

On retrouve avec plaisir Jean-Philippe Courtis, seul vétéran de la soirée, dont l'engagement et la musicalité emportent l'adhésion, compensant une tendance à chanter parfois un peu haut.

L'ensemble vocal Cori Spezzati n'a pas vraiment la couleur d'un choeur de théâtre, les voix sont un peu blanches et insuffisamment timbrées. Très sollicité par des ensembles à l'architecture complexe, la formation parvient néanmoins à triompher de cette partition difficile, dégageant une puissance assez impressionnante compte tenu de sa localisation au fond de la fosse d'orchestre.

Enfin, la réussite de cette production ne serait pas complète sans la direction enthousiaste et attentive aux chanteurs du jeune Emmanuel Calef (6), un chef à suivre.

Au rideau final, le spectacle reçoit un accueil triomphal (sans doute le plus chaleureux depuis la première de Dinorah en 2002). Il faut dire qu'il s'agit là effectivement d'une des plus incontestables succès du Théâtre Français de la Musique depuis sa création, il y a plus de dix ans.
Comme Dinorah, l'ouvrage sera prochainement repris : un rendez-vous que les amoureux de ce répertoire délaissé se garderont de manquer.
 
 
 

Placido CARREROTTI
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1. A rapprocher du duo "Crains ma fureur, ne me repousse pas" entre Robert et Isabelle au quatrième acte de Robert le Diable ; encore Isabelle garde-t-elle une certaine dignité : ce n'est pas le cas de Sarai et Cham qui se jettent la vaisselle à la figure.

2. On trouvera difficilement un livret comparable dans le répertoire lyrique traditionnel.

3. Telle une célèbre production de La Forza del Destino en 1982 à Orange, à l'occasion de laquelle Margherita Wallman transposa l'action durant la Guerre d'Espagne, mécontentant ainsi, et son public traditionnel, et celui qu'elle cherchait à conquérir et qui ne la reconnaîtrait jamais.

4. Tente de berger et palmeraie en toile peinte, splendides photos du désert, changements "à vue" : un parti pris très XIXème, n'étaient quelques détails : des champs de pétrole dans le lointain nous rappellent ainsi que la vie des bédouins n'a pas fondamentalement changé depuis 5.000 ans...

5. Là encore, on relativisera en fonction des possibilités financières du Théâtre.

6. Comme Pierre Boulez, emmanuel CALEF sort de l'Ecole Polytechnique : on lui souhaite de défendre ce répertoire avec un succès égal à celui de son illustre devancier pour la musique sérielle.

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