TRIOMPHE
INATTENDU
Lorsque Fromenthal Halévy meurt
le 17 mars 1862, il laisse à son élève et gendre,
Georges Bizet, le soin de compléter la partition inachevée
de son dernier "Grand Opéra".
On a peu d'informations sur l'avancement
de l'oeuvre au décès du musicien et, le manuscrit ayant disparu,
il est difficile d'identifier qui est l'auteur de quoi : si l'on reconnaît
bien la patte de Bizet en de nombreux endroits (par exemple à l'acte
I où les choeurs évoquent les Pêcheurs de Perles),
d'autres sont typiques de Halévy, tels les grands ensembles dramatiques.
Usé par l'échec de Carmen, Bizet mourut sans terminer
l'ouvrage et l'on doit à une troisième main anonyme un certain
nombre de compléments tel le ballet, adapté de Djamileh.
C'est pourquoi, on n'attendait pas
de cette oeuvre une unité particulièrement marquée
: de fait, certains passages fleurent un peu trop le "Bizet d'opéra-comique"
; toutefois, passé le premier acte (de loin le plus convenu), l'ouvrage
prend de la hauteur et culmine avec quelques scènes anthologiques
: on ressort de là intrigué, sinon totalement conquis, avec
la forte envie de voir et revoir ce Noé pour mieux s'imprégner
de ses richesses et de ses indéniables originalités.
Première surprise, le livret
assez "déjanté" de Hubert de Saint Georges.
A l'acte un, Noé, avec sa tribu,
chante la prière du matin, se réjouissant à l'avance
des fiançailles prochaines de son second fils Sem avec Ebba, fille
d'Eliacin, le chef de la tribu la plus riche de la région.
Au tableau suivant, Noé confie
son inquiétude à Japhet, son dernier fils de 14 ans (rôle
travesti) : depuis quelque temps, Sarai, femme de Cham (le fils aîné
de Noé), semble en proie à des angoisses depuis que son époux
l'a quittée pour rejoindre une tribu armée.
Sarai se confie à Noé
: Cham la délaisse, explique-t-elle, avant de finir par avouer la
seconde raison de ses alarmes : un soir elle a entendu une voix qui lui
murmurait comme dans une rêve :
" Pourquoi pleurer quand on
est belle ?
On t'oublie, oublie à ton tour.
Le coeur de l'homme est infidèle,
Moi j'aime d'éternel amour".
Noé crie au mauvais ange
et console sa belle-fille. Arrivent alors, pour la célébration
des fiançailles, les familles des deux tribus. Les réjouissances
sont bien vite troublées par l'entrée de Cham qui vient brutalement
répudier Sarai. Tous l'interrogent mais Cham refuse de livrer le
secret de son comportement et l'acte s'achève par un grand ensemble
traditionnel du genre.
Au deux, nous sommes dans une oasis
; Sarai, endormie, rêve ; une silhouette lumineuse apparaît
: c'est l'Ange Ituriel qui, profondément épris de Sarai,
a bravé la colère des cieux pour tenter de ravir son amour.
"L'éternité pour un seul jour" chante-t-il dans une splendide
(et redoutable) cavatine. Les voix du Ciel tentent de le ramener vers le
séjour céleste, en vain ; sous la malédiction divine,
Ituriel perd ses ailes pour prendre une apparence humaine.
Ces assiduités ne sont pas franchement
du goût de Sarai (brutalement tirée de son sommeil par les
imprécations célestes : on ne saurait plaire à tout
le monde) : celle-ci hurle son épouvante, tente d'échapper
aux étreintes de son amant, et n'est plus très loin d'être
convaincue par les romances séraphiques. Soudain un bruit interrompt
leurs troubles relations : il s'agit, explique Ituriel, de Cham qui vient,
avec quelques sbires, d'enlever Ebba, sa propre future belle-soeur ! C'en
est trop pour la pauvre Sarai qui, entre deux blasphèmes, s'abandonne
finalement à la passion de l'ange déchu.
Ebba découvre avec une surprise
teintée d'horreur l'identité de son ravisseur. Rien ne peut
attendrir Cham, pas même l'arrivée de son propre frère
Sem (trio typique) et l'infâme emporte avec lui la jeune fille.
L'acte trois nous mène à
Henoch, sorte de Sodome et Gomorrhe où Sarai, sans être amoureuse
de son séducteur, accepte que soit célébrée
cette union : "Je tâcherai d'oublier qui m'oublie".
Bacchanale.
Alors que Sarai reste perdue dans ses
pensées (elle songe toujours à son époux), on annonce
l'arrivée d'un étranger épuisé : c'est justement
Cham. Sarai le reçoit, voilée. Cham vient demander secours
à la reine : sa fiancée a été enlevée
par des inconnus à son entrée dans la ville. "Tu mens" rétorque
Sarai qui se fait reconnaître. L'explication qui suit nous vaut un
duo "de haine" assez unique dans le répertoire lyrique du XIXème (1).
Cham parti, Japhet introduit Ebba qui
vient implorer son pardon (alors qu'elle n'a, de fait, rien à se
faire pardonner) : trio.
Les protagonistes tentent de quitter
le palais, mais ils sont interrompus par l'arrivée d'Ituriel et
de sa cour, auxquels s'est joint Cham. Couplets bachiques divers.
Ituriel appelle ses suivants à
se consacrer au plaisir, étreignant avec passion une idole : "Il
faut un dieu d'argile aux ennemis de Dieu".
Sarai, puis Ebba qui se fait reconnaître,
tentent d'arracher Cham au délire ambiant: celui-ci reprend alors
ses esprits, mais c'est pour saisir Ebba qu'il croyait avoir perdue et
l'entraîner avec lui.
Dans la confusion générale,
Noé apparaît, maudissant les impies dont l'idole se brise.
Dans le tonnerre des éléments déchaînés,
il entraîne Sarai, Cham, Ebba, Japhet et cie (c'est beau la famille)
vers l'Arche qui les protègera de la catastrophe.
Interlude orchestral durant lequel
presque tout le monde meurt.
Noé et les siens apparaissent,
sortant de l'Arche, et chantent les louanges du Créateur (2).
Si "Noé" n'est pas un chef d'oeuvre,
c'est déjà plus qu'une simple curiosité musicale.
La partition d'Halévy-Bizet recèle de nombreux passages beaux
ou forts : en particulier l'entrée d'Ituriel et son duo avec Sarai,
l'acte d'Hénoch tout entier, l'interlude orchestral ou la scène
finale. Un ouvrage somme toute hybride par son mélange de styles,
mais attachant de par sa force irrésistible.
Après la superbe Dinorah
de
la saison passée, on pouvait évidemment attendre de Pierre
Jourdan une production sage, un livre d'images (pieuses) respectueux de
l'ouvrage. Or, c'est tout le contraire qu'il nous annonce dans le programme
de salle: Cham est à la tête "d'un groupe de révoltés
terroristes armés de Kalachnikov" ; le palais d'Ituriel sera "peuplé
de drogués, de sadiques de nymphomanes et de travelos" ; bref :
"Le style de la production sera délibérément moderne
et même futuriste, s'approchant de l'univers de la science-fiction".
Le spectateur, quelque peu interloqué,
pense alors à certains metteurs en scène "traditionalistes"
s'essayant sans succès, sur le tard, à des productions "d'avant-garde" (3).
Le premier acte, assez sage (4),
semble contredire ces déclarations préalables. C'est qu'il
s'agit de nous installer progressivement dans l'action. Petit à
petit, les images deviennent plus fortes en fonction des péripéties
du livret (il n'y a pas de "provocation" gratuite), pour culminer dans
la vision paroxystique d'Hénoch, Metropolis où s'exercent
sans contraintes toutes les perversions, où règnent la violence,
la drogue et la mort.
Ainsi, Pierre Jourdan nous révèle
la modernité insoupçonnée de ce livret : la condamnation
d'une société pourrissante, déréglée
par la perte de ses valeurs fondamentales.
Cette vision est également
servie par une chorégraphie exemplaire qui évoque la bestialité
en évitant le piège de la vulgarité ; la Bacchanale
est ainsi un véritable moment d'anthologie : danseurs brisés,
seringues, ecstasy, cocaïne et corps entremêlés, au sexe
indéterminé, une scène d'orgie d'une rare puissance.
Pendant l'interlude musical, nous avons
droit à un clip vidéo spectaculaire avec collisions de planètes,
météorite s'écrasant sur la terre, raz de marée
balayant navires et villes... qui s'achève par la vue épurée
d'une Arche, que symbolise un simple dessin stylisé noir et blanc
sur une toile peinte, d'où Noé et ses frères débarquent
tout de blanc vêtus ; l'ouvrage se termine par l'image simple et
forte d'une colombe, blanche également, lâchée dans
le théâtre au son d'un crescendo orchestral.
C'est donc peu de dire que Pierre Jourdan
sait rendre justice au style du "Grand Opéra", cette synthèse
de paroxysme musical et de visuel spectaculaire : bien plus, il le transcende
pour nous en faire saisir la parfaite actualité.
L'équipe de production est toute
entière à féliciter : en particulier (et quand on
sait les difficultés budgétaires de ce théâtre)
les magnifiques décors de Jean-Pierre Capeyron qui signe aussi des
costumes passablement délirants, et la chorégraphie déjà
citée de Jean-Hugues Tanto.
Pour ce spectacle, Pierre Jourdan
a également su réunir une distribution assez remarquable (5).
La révélation de la
soirée est le ténor Philippe Do qui affronte avec vaillance
une tessiture particulièrement tendue. Il sait alterner les phrases
suaves et les passages les plus héroïques, tout en nous gratifiant
de quelques suraigus spectaculaires. Cependant, fatigue ou relâchement,
la scène de la Bacchanale le voit un peu en difficulté, avec
quelques tendances à détonner : réserve mineure face
à l'engagement de l'artiste.
Anne-Sophie Schmidt, qui interpréta
La
Voix Humaine en ces mêmes lieux, est une autre surprise, dans
un rôle aussi différent. Se jouant d'une tessiture de Falcon,
la jeune chanteuse réussit à imposer un personnage crédible,
sans ménagement pour ses ressources vocales.
On pourrait presque en dire autant
de Karen Vourc'h, belle voix, très à l'aise, mais moins sollicitée
musicalement.
Dans un rôle également
très exposé, Matthieu Lécroart se révèle
un baryton solide et sonore, d'une belle tenue scénique.
Dans des rôles plus sacrifiés,
le ténor Mathias Vidal, la soprano Céline Victores-Benavente
et la basse Paul Médioni remplissent sans faiblesse leur contrat.
On retrouve avec plaisir Jean-Philippe
Courtis, seul vétéran de la soirée, dont l'engagement
et la musicalité emportent l'adhésion, compensant une tendance
à chanter parfois un peu haut.
L'ensemble vocal Cori Spezzati n'a
pas vraiment la couleur d'un choeur de théâtre, les voix sont
un peu blanches et insuffisamment timbrées. Très sollicité
par des ensembles à l'architecture complexe, la formation parvient
néanmoins à triompher de cette partition difficile, dégageant
une puissance assez impressionnante compte tenu de sa localisation au fond
de la fosse d'orchestre.
Enfin, la réussite de cette
production ne serait pas complète sans la direction enthousiaste
et attentive aux chanteurs du jeune Emmanuel Calef (6),
un chef à suivre.
Au rideau final, le spectacle reçoit
un accueil triomphal (sans doute le plus chaleureux depuis la première
de Dinorah en 2002). Il faut dire qu'il s'agit là effectivement
d'une des plus incontestables succès du Théâtre Français
de la Musique depuis sa création, il y a plus de dix ans.
Comme Dinorah, l'ouvrage sera prochainement
repris : un rendez-vous que les amoureux de ce répertoire délaissé
se garderont de manquer.
Placido CARREROTTI
________
1.
A rapprocher du duo "Crains ma fureur, ne me repousse pas" entre Robert
et Isabelle au quatrième acte de Robert le Diable ; encore
Isabelle garde-t-elle une certaine dignité : ce n'est pas le cas
de Sarai et Cham qui se jettent la vaisselle à la figure.
2.
On trouvera difficilement un livret comparable dans le répertoire
lyrique traditionnel.
3.
Telle une célèbre production de La Forza del Destino
en 1982 à Orange, à l'occasion de laquelle Margherita Wallman
transposa l'action durant la Guerre d'Espagne, mécontentant ainsi,
et son public traditionnel, et celui qu'elle cherchait à conquérir
et qui ne la reconnaîtrait jamais.
4.
Tente de berger et palmeraie en toile peinte, splendides photos du désert,
changements "à vue" : un parti pris très XIXème, n'étaient
quelques détails : des champs de pétrole dans le lointain
nous rappellent ainsi que la vie des bédouins n'a pas fondamentalement
changé depuis 5.000 ans...
5.
Là encore, on relativisera en fonction des possibilités financières
du Théâtre.
6.
Comme Pierre Boulez, emmanuel CALEF sort de l'Ecole Polytechnique : on
lui souhaite de défendre ce répertoire avec un succès
égal à celui de son illustre devancier pour la musique sérielle.