Ne le
cachons pas : Norma est un ouvrage "casse pipe" pour tout théâtre
qui désire le monter. Une gageure en somme. Scénique et vocale.
Les risques de pompiérisme sont nombreux. Pour la musique, la simplicité
de Bellini n'est qu'apparente. Ces lits d'accords largement arpégés
sont bien plus redoutables que les traits brillants ou les complexités
spectaculaires d'un tissu orchestral réalisé dans l'optique
du théâtre.
Importée de Washington, la production
de Paolo Miccichè est grandiose. Pas de péplum outrancier,
une simplicité de tous les instants, des costumes chatoyants, des
projections spectaculaires et fort bien étudiées car jamais
envahissantes (l'embrasement final est saisissant), pour un bain de lait
jouissif et réjouissant. Une illustration peut être au premier
degré - on s'en tient au livret, on raconte une histoire ! - mais
d'un luxe inouï dans une économie dramatique de bon aloi qui
laisse à la musique toute sa place et n'en contrarie jamais le cours
impétueux.
Cependant, le sens de Norma
n'est pas forcément là. Plus que dans toute autre oeuvre
lyrique, ce sont les voix qu'on attend. Et l'on ne peut que s'incliner
devant le travail de Susan Neves.
Superbe de drapé antique, prêtresse
"emplie d'autorité céleste", la soprano new-yorkaise connaît
son Bellini sur le bout des lèvres et du coeur. Emouvante dans son
imposante simplicité, cette Norma reste toujours noble dans la douleur,
volontaire jusque dans la mort. On ne peut aussi que s'incliner devant
tant de science vocale, de panache expressif, de perfection technique.
Le célèbre "Casta Diva" flotte comme suspendu dans les airs
et devient enfin ce qu'il doit être : une prière et non un
air de concert. Chapeau bas aussi devant la folie décorative des
vocalises, la douceur du legato, la coloration et la dynamique de
la phrase musicale. Le trio orageux qui clôt le premier acte est
d'une violence toute racinienne, le "Son Io" final déchirant...
A ses côtés, Hadar Halevy
est une Adalgisa plus que convaincante. Une fois la trahison de son amant
révélée, on la sent prête à reprendre
le flambeau religieux à la suite de Norma. Son timbre de mezzo velouté
se marie à merveille avec celui de Neves. La voix est très
séduisante, la palette riche et le personnage bien caractérisé.
Belle autorité aussi de Maurizio
Muraro en Oroveso de tradition, honorable. Choeurs immenses et d'une belle
homogénéité.
Reste le cas de Nicola Martinucci,
remplaçant au pied levé Francisco Casanova grippé.
Remercions-le d'avoir sauvé le spectacle. Est-il indécent
de rappeler sa longue et belle carrière pour mieux souligner aujourd'hui
les scories d'un timbre sans éclat (l'aigu est douloureux pour tous
à commencer par lui), monocorde et dépourvu d'attrait ? En
jupette romaine (le ténor aurait dû refuser de porter ce costume,
il n'a plus ses mollets d'antan, qui faisaient chavirer les Arènes
de Vérone), l'artiste sort rarement le proconsul romain d'une mauvaise
routine.
Bonne surprise, par contre, avec la
direction de Bruno Campanella. Dès l'ouverture on est séduit
par l'équilibre des tempos énergiques choisis par le chef
et par un parti pris dramatique qui ne se dément jamais, offrant
tout au long de la soirée une véritable réplique aux
chanteurs. L'orchestration de Bellini, tant décriée par certains,
semble presque savante sous cette baguette avertie. Plaisir de retrouver
aussi, par moments, cette musique "lunaire" faite d'abandon, d'extase poétique
et de frémissement.
Bellini n'est pas plus facile à
chanter qu'il ne l'est à jouer pour l'orchestre. Gênes vient
de prouver que pour peu qu'on y mette le prix du désir de bien faire,
avec une relative économie de moyens, il est encore possible d'en
donner une interprétation probante.
Christian COLOMBEAU