En confiant
Norma au génie dramatique de Giuditta Pasta, créatrice d'Amina
(La Sonnambula), Bellini pouvait-il imaginer que seule une poignée
de très grandes interprètes pourraient rendre justice à
cette partie aussi exigeante sur le plan vocal que complexe quant à
la caractérisation? Elle fut probablement la plus célèbre
cantatrice de son époque et elle a marqué de son empreinte
d'autres rôles de compositeurs italiens, entre autres : Romeo (Giulietta
e Romeo) de Zingarelli, Medea in Corinto de Mayr, Desdemona
(Otello) et Tancredi de Rossini, Anna Bolena et Bianca (Ugo di
Parigi) de Donizetti. À part elle, Maria Malibran, Giulia Grisi,
Lili Lehmann, Rosa Ponselle, Maria Callas et autre Joan Sutherland comptent
certainement parmi celles dont la postérité retiendra les
noms.
Hasmik Papian n'arrive pas aux mêmes
sommets, mais il faut admettre qu'elle compte actuellement parmi les rares
sopranos qui peuvent honorablement revêtir le manteau de la grande
prêtresse. En versant dans une forme aussi diaphane tout ce que son
génie possède d'élévation et de grandeur tragique,
Bellini atteint la cime de son art. Il convient donc que la titulaire du
rôle éponyme soit consciente de la mission qui l'attend. La
cantatrice arménienne l'accomplit avec le plus grand soin et certainement
beaucoup mieux que lors de sa prestation aux Chorégies d'Orange
en 1998 alors qu'elle ne contrôlait pas complètement le legato
indispensable à la maîtrise du cantabile spianato bellinien.
De plus, au deuxième acte, elle n'arrivait pas toujours à
respecter la mesure, en particulier dans son duo avec Pollione.
Ici, son contrôle vocal fait
merveille et elle touche au sublime dans Casta Diva. Dès
l'instant où ce chant s'exhale de l'orchestre et qu'elle le reprend
avec assurance et volupté, on sent monter dans la salle une irrésistible
émotion que seuls procurent les grands moments. Lorsqu'elle termine
sa cavatine par de douces messe di voce, le public, d'abord stupéfait,
éclate en applaudissements nourris et lui fait un triomphe mérité.
Tout au long de la soirée, Madame
Papian se laisse porter par la beauté de la ligne mélodique,
mais aussi par un solide instinct dramatique. Ainsi dans le trio du premier
acte, elle sait contenir sa fureur tout en la rendant très incisive
tandis que sa rage à l'endroit de Pollione dans le In mia man
demeure mesurée, sans jamais perdre sa superbe et sa musicalité.
C'est encore elle, l'artiste, qui conduit littéralement le final
de l'opéra, ce long et majestueux crescendo qui commence par la
plus émouvante des cantilènes, Deh! Non volerli vittime,
et qui nous amène au bord des larmes sur le fortissimo de
Ah piu non chiedo. Elle y est souveraine de musicalité et
de splendeur vocale.
Hasmik Papian (Norma) Antonio
Nagore (Pollione) Fin de líacte II
© Opéra de Montréal
Kate Aldrich incarne une Adalgisa stylée,
vocalement et dramatiquement en phase avec sa partenaire. Son ravissant
mezzo-soprano aux riches accents passe sans difficulté l'épreuve
des vocalises dont Bellini a parsemé ce rôle. On admire sans
réserve les couleurs claires de son timbre, qui restent homogènes
sur tout l'ambitus du rôle. Dès qu'elle entonne ses duos avec
Norma, elle affiche avec la grande prêtresse une belle complémentarité.
Un splendide Oh, rimembranza ! et surtout un Mira, o Norma
à fendre l'âme ont de nouveau soulevé l'enthousiasme.
Une irréprochable justesse de ton et un engagement en adéquation
à son rôle signalent de remarquables qualités au plan
dramatique.
Du côté masculin, les
prestations ne sont pas du même niveau. En Oroveso Daniel Borowski
projette une jolie voix qui manque pourtant de profondeur. Scéniquement
son engagement n'est pas dépourvu de relief, mais disons qu'il ne
possède pas dans l'intonation l'autorité qui le rendrait
crédible comme père de Norma. La voix puissante d'Antonio
Nagore ne suffit pas à en faire un Pollione acceptable. Dès
qu'il se met à chanter on se demande s'il va pouvoir terminer la
soirée tant on redoute que la voix ne se brise. Un manque flagrant
de nuances, des aigus forcés dans la cavatine Mecco all'altar et
dans la cabalette qui suit Me protegge, me difende font craindre
le pire. Et rien ne s'arrange dans son duo avec Adalgisa au premier acte,
non plus que dans celui avec Norma au second. Heureusement cela ne compromet
pas l'abattage de ses partenaires. Le ténor Thomas Macleay (Flavio)
et la mezzo-soprano Beverly McArthur (Clotilde) de l'Atelier Lyrique de
l'Opéra de Montréal s'acquittent bien de leur partie.
Hasmik Papian (Norma) Antonio
Nagore (Pollione) Kate Aldrich (Adalgisa)
© Opéra de Montréal
Si le succès de Norma dépend
principalement des chanteurs, l'aspect théâtral ne saurait
être négligé. De ce côté, la réussite
de cette production est indéniable.
Admirablement servi par une scénographie
fonctionnelle, le metteur en scène dirige les chanteurs de manière
à ne pas surcharger l'action. Les mouvements des artistes et des
choeurs sont d'une grande sobriété. Les décors sont
à la fois très beaux et très simples. En fond de scène
une toile sur laquelle se promènent les mouvements et les couleurs
de la lune qui va du quartier à la pleine, de la couleur argentée
lorsque Norma apparaît, au noir dans les moments sombres, au rouge
vif lors de sa marche vers le bûcher avec Pollione. Parmi les accessoires,
un autel sur lequel une branche de forte taille figurant Irminsul est déposée
uniquement pour la durée du Casta Diva et de Ah! bello
a me ritorna. Ici deux pans de mur en ruines et un feuillage projeté
sur écran, là quelques bancs et un semblant de lit. Ailleurs
quelques jeux pour les enfants de Norma plus occupés à s'amuser
qu'à prendre part aux soucis de leur mère. Ainsi est soustraite
subtilement aux yeux du spectateur la scène attendrissante où
la prêtresse les étreint.
Les Choeurs de l'Opéra de Montréal
(OdM) sont lumineux de bout en bout. Quelle admirable attention ils apportent
aux moindres nuances de la partition! L'émotion nous gagne au final
de l'opéra lorsque ces choeurs splendides se parent d'une souriante
"vocalité" pour ensuite s'abîmer dans un rugissement de fureur.
Pour la première fois depuis
son entrée à la direction artistique de l'OdM, Bernard Labadie
aborde avec ferveur le romantisme italien. Sa lecture transparente et très
personnelle de l'oeuvre appuie efficacement le travail des chanteurs. Les
libertés de certains tempi, loin de briser l'harmonie de
l'ensemble, enrichissent au contraire le discours musical. Les sonorités
amples, chaleureuses et pleines de poésie témoignent des
possibilités particulières d'un orchestre qui ne cesse de
s'améliorer au fil des ans. Nous sommes loin de ces rythmes plats
et languissants qui, lors de certaines interprétations, gomment
parfois l'intensité dramatique de la partition. L'Orchestre Métropolitain
du Grand Montréal se distingue de plus en plus comme l'ensemble
instrumental attitré de l'OdM. Ce n'est pas sans raison qu'on lui
trouve aujourd'hui autant d'affinité avec le répertoire lyrique
dans lequel il impose sa marque.
Réal BOUCHER
Note
(1) Décors et
costumes en location du Metropolitan Opera.