3 MARIAGES ET 1 ENTERREMENT
Créée au Théâtre
Gabriel de Versailles le 30 mars 1973 pour deux soirées, et immédiatement
reprise au Palais Garnier dès le 7 avril pour 55 représentations
supplémentaires jusqu'au 14 juillet 1980, la production de Giorgio
Strehler inaugurait de façon magistrale "l'ère Liebermann"
et elle en est restée l'un des symboles.
Durant ces sept années, elle
servit d'écrin à quelques uns des plus grands chanteurs mozartiens
de l'époque (ne citer que les meilleurs prendrait déjà
trop de place dans cette chronique).
A nouveau reprise sous les mandats
mouvementés de Bernard Lefort ou Alain Lombard (1)
en mars 83, mais en l'absence de son créateur, la production ne
dégageait plus beaucoup de magie : pourtant Margaret Price et José
van Dam étaient encore au sommet de leur art, transcendant une direction
d'orchestre routinière (l'Opéra de Paris attend encore aujourd'hui
une constellation de chefs comme il en connut sous Liebermann).
Dans un louable souci de populariser
le bijou de Strelher, mais aussi dans le vain espoir de donner au nouvel
Opéra-Bastille le lustre de son rival Garnier en spéculant
sur le prestige des années Liebermann, la production était
adaptée pour la nouvelle salle.
Perdue dans l'immense vaisseau et sous
des éclairages inadaptés à l'ampleur des lieux, costumes
et décors paraissaient bien fades (ne parlons pas de la mise en
scène, qui n'existait que comme décalcomanie de l'original)
: elle vit se succéder des distributions plutôt médiocres,
la tentative de retrouver un paradis perdu culminant avec l'édition
de juin 92, dans laquelle Margaret Price et Tom Krause n'étaient
plus que les fantômes de leur gloire passée.
Finalement remises à neuf, les
Nozze
revécurent néanmoins pour quelques saisons plus heureuses
: des couleurs plus vives, des éclairages violents compensant la
taille de la salle et un travail de direction exécuté par
des assistants de premier plan ; ce n'était plus les Nozze
de Strelher, mais il s'agissait généralement de spectacles
de répertoire de grande qualité.
L'Opéra de Paris nous proposait
pour le 20ème anniversaire de sa création une ultime série
de dix-huit représentations (un peu moins après les grèves...)
: après sa 155ème, le spectacle connaîtra donc enfin
un "enterrement" bien mérité.
Cette série voyait alterner
trois distributions.
En Comte Almaviva, alternent trois
barytons ; le troisième devait être Peter Mattei, mais celui-ci,
souffrant, devra laisser place à Ludovic Tézier pour les
deux premières représentations, Gerald Finley (interprète
de Don Giovanni le soir précédent et de Figaro dans l'édition
d'avril), et enfin, William Shimmel pour la dernière soirée.
Des trois, Bo Skovhus est certainement
le plus original : rejetant la caractérisation classique du noble
autoritaire et hautain, Skovhus campe un personnage de barbon proche du
Bartolo de Rossini.L'exploit est d'autant plus notable, qu'avec son physique
de jeune premier, Skovhus aurait pu camper sans effort un séducteur
sûr de son emprise sur Suzanna. Enfin, vocalement, même si
le timbre n'est pas exceptionnel, Skovhus est un Comte remarquablement
chantant.
On ne peut en dire autant de Dimitri
Hvorostovsky qui déçoit un peu : un vibrato affecte la voix,
le timbre paraît parfois usé et le personnage des plus conventionnels;
manque de préparation, de motivation à moins qu'il ne s'agisse
d'une fatigue passagère, l'artiste aura bien plus impressionné
lors de la saison russe du Châtelet que ce soir-ci.
Enfin, Gerald Finley est un Comte très
à l'aise, bien chantant et ne semblant nullement troublé
par ce remplacement impromptu.
Ildebrando d'Arcangelo est de loin
le Figaro le plus attachant : charme, gouaille, ajoutez à cela un
timbre qui a gagné en épaisseur et un physique de séducteur,
ce garçon se confirme comme l'un des interprètes les plus
intéressants de sa génération (2)
.
Gerald Finley est également
un très bon Figaro : on regrettera seulement que son timbre manque
de personnalité.
James Rutherford est, quant à
lui, très différent : avec ses allures d'Oliver Hardy (moins
d'embonpoint, mais des mimiques qui rappellent cet acteur jovial), son
Figaro n'est pas franchement un séducteur, mais son abattage et
son aisance rachètent un timbre un peu quelconque.
Pour en finir avec la distribution
masculine, on citera l'inusable Michel Trempont (déjà Antonio
à la création versaillaise), Robert Tear et David Cangelosi
(un nom à suivre), excellents en Don Basilio, et Reinhard Dorn,
Bartolo d'un bon niveau.
Le tableau féminin est un peu
plus contrasté.
De l'avis général, Brigitte
Hahn chante un beau "Dove Sono" : c'est une façon polie de dire
que le reste ne vaut pas grand chose. "Porgi amor" laisse voir un timbre
sec, un peu rêche, les interventions dans les ensembles sont très
discrètes, les aigus précautionneux : si l'air du IIIème
acte est bien applaudi, c'est davantage par contraste ! Certes la reprise
piano
(mais pas pianissimo) est bien exécutée mais cherche
(et trouve) l'effet : franchement pas de quoi délirer.
Enfin, la tenue de scène de
cette Comtesse voûtée et lymphatique, n'évoque en rien
la Rosine de Beaumarchais.
Par son interprétation "générique",
Ruxandra Donose, au timbre également un peu rude, ne m'a pas convaincu
en Cherubin. Joyce Di Donato, au contraire, confirme tout le bien que l'on
doit penser de cette artiste: abattage, séduction du timbre, chant
impeccable, c'est un des espoirs de la nouvelle génération.
Patrizia Ciofi est une Suzanna très
agréable (3) : bon jeu, beau chant, mais je
préfère à son timbre un rien acide, celui plus crémeux
d'Isabel Bayrakdarian, qui plus est dotée d'un legato impeccable.
En ce qui concerne Della Jones, on
ne peut espérer qu'une chose : c'est qu'elle disparaisse avec la
production ; avec tout le respect qu'on doit à cette grands artiste,
il y a quand même des limites à la dégradation vocale
tolérable sur une scène internationale (on en vient à
regretter la coupure de son air !).
J'avoue qu'au soir du 12 septembre,
j'ai totalement été emballé par la direction fine,
riche en contrastes et très théâtrale de Stéphane
Denève. Effets d'accélération ou de décélération,
de reprises piano, ornementation des points d'orgue (suivant les
moyens des chanteurs), contribuent à une exécution très
roborative de cette partition "trop connue". Nous verrons à l'occasion
de la reprise de Peter Grimes la saison prochaine si ce chef confirme
nos espoirs.
Placido Carrerotti
(1)
. En cette période digne de "Règlements de comptes à
OK Corral", difficile d'attribuer clairement la paternité de la
reprise à l'un des deux responsables successifs.
(2) . Etonnamment, la voix
passe même mieux la rampe qu'au Théâtre des Champs Elysées
dans la récente Cenerentola : de quoi redonner vie à
la rumeur d'une acoustique artificielle à Bastille...
(3) . Au risque de ma fâcher
avec ses nombreux fans, je dirais qu'à l'aune des Freni, Popp, Stratas
et autres Cotrubas de l'époque Liebermann, Ciofi est pour moi davantage
une Barberina qu'une Suzanna.
(4) . A la deuxième
représentation, l'orchestre m'a paru plus confus depuis le second
balcon ; de retour aux premiers rangs de parterre pour ma troisième
soirée, mon impression première se trouvait confirmée,
même si l'orchestre m'a semblé plus négligent (on le
comprend un peu) qu'en septembre. C'est dire si une critique objective
est difficile dans une telle salle.