Evénement
important, bien sûr, que la création mondiale, dans le cadre
du festival annuel de musique contemporaine "Ars Musica", du premier opéra
de Pierre Bartholomée, Oedipe sur la route. Pierre Bartholomée,
connu du grand public pour sa longue direction (22 ans !) à l'Orchestre
philharmonique de Liège, est l'une des figures majeures de la musique
belge d'aujourd'hui, avec Henri Pousseur et Philippe Boesmans. Contrairement
à ce dernier, qui écrit actuellement son quatrième
opéra, Bartholomée n'avait jamais tâté de la
chose lyrique. Coup d'essai, coup de maître ? Sans doute, à
juger par l'enthousiasme du public, nombreux à cette importante
première. Le compositeur était déjà l'auteur
d'un oratorio (Ludus Sapientiae, créé en 2001 par
Jordi Savall à l'occasion du 575e anniversaire de l'Université
catholique de Louvain), et d'un monologue pour soprano et petit orchestre,
inspiré déjà d'Henry Bauchau. Ce dernier, écrivain
et psychothérapeute, professeur à l'université de
Paris-VII, fit paraître Oedipe sur la route en 1990, roman
passionné que Bartholomée lut cinq ans plus tard et qu'il
décida d'immédiatement adapter à la scène.
L'opéra conte l'itinéraire
du roi déchu entre Thèbes et Athènes, comblant le
"trou" laissé par Sophocle entres ses deux pièces Oedipe
Roi et Oedipe à Colone. Aucune action, sinon intérieure.
En voici le bref synopsis. Acte I : OEdipe et Antigone quittent Thèbes.
Ils rencontrent Clios, un bandit hors-la-loi pour avoir tué un ami.
Il les accompagne. Acte II : Oedipe sculpte une immense vague dans la falaise.
Acte III : Invité par Diotime au Solstice d'été, Oedipe
raconte son histoire, mais est atteint par la maladie. Il sera sauvé
par Calliope. Acte IV : Arrivé à Athènes après
avoir vu Sophocle en songe, il est accueilli par le roi Thésée.
Clios lui peint une route, et il repart...
L'oeuvre est fondée sur un sentiment
profond, essentiel : la solitude inhérente à l'Homme, peu
importe sa destinée, ne peut être surmontée que par
le geste créateur, créateur autant que salvateur. Une vague,
par Oedipe, puis une fresque représentant une route, pour Oedipe
encore.
Cette thématique austère
est mise en musique en quatre actes brefs (l'opéra dure 2 h 50),
chacun séparé par de beaux interludes, à l'instar
de Pelléas et Mélisande. Respectant les conventions
du genre, Bartholomée prévoit deux longs récits (plutôt
qu'"airs") de Clios au I et d'Oedipe au III, et plusieurs ensembles de
grande tension (la peste au III) ou d'intense émotion (le départ
d'Oedipe au IV). Seule, peut-être, la grande scène de la sculpture
de la vague au II manque de l'ampleur requise. Musicalement, le langage
du compositeur est tout à fait accessible, atonal sans être
sériel, d'une belle poésie et d'un grand raffinement orchestral.
Les percussions, entre autres, sont souvent sollicitées, ainsi que
le piano et, plus curieusement, le tuba, quasi double instrumental du roi
errant. Admirable travail des cordes dans la scène finale, sublimement
éclairée.
La mise en scène, sobre et efficace,
se concentre sur les tensions/détentes existant entre les trois
personnages principaux, creusant leurs tourments par un sens de la gestique
presque chorégraphique. Le décor de Vincent Lemaire évolue
d'acte en acte. Morne plaine rougeâtre et fissurée de lézardes,
il s'élève et devient falaise gigantesque aux ombres menaçantes
et aux abîmes tentants. Il s'élargit pour devenir village
pour ensuite s'affaisser et revenir à son état initial d'immense
plaine, toute illuminée cette fois, se transfigurant en fresque
du destin futur : la route d'Oedipe.
Le rôle titulaire, écrasant,
est taillé sur mesure pour un José Van Dam friand de ces
personnages intériorisés. Son Oedipe, très ressenti
et impeccable vocalement, rejoint d'autres incarnations du grand baryton,
telles celle du héros d'Enesco, mais aussi Guercoeur ou Saint-François
d'Assise, autres nobles figures douloureuses et emblématiques.
La fière Antigone de Valentina
Valente est tragique autant que poétique, fille idéale d'un
père tant aimé. D'une grande tension vocale, l'écriture
de son rôle ne lui pose aucun problème, et elle l'interprète
avec une douleur passionnée. Quant au bandit Clios, il est impeccablement
incarné par Jean-François Monvoisin, qui affronte avec sûreté
son long récit au premier acte, et reste dramatiquement impressionnant
tout au long de l'oeuvre. Je m'en voudrais de ne pas citer la belle mezzo
Hanna Schaer, Diotime sage et maternelle, ou la piquante Calliope de Ruby
Philogene.
Daniele Callegari dirige les choeurs
(présents, mais... "off ") et l'Orchestre symphonique de La Monnaie
avec une attention constante pour les mille détails instrumentaux
d'une partition très riche, tout en reliant énergiquement
les nombreux tableaux de ces quatre actes : un bien beau travail (un exemple
: le superbe interlude reliant les actes III et IV, avec son ostinato
évoquant la scène de l'incendie dans Semyon Kotko
de Prokofiev).
Il est dorénavant, me semble-t-il,
inutile de gloser sur l'avenir de l'Opéra. Une oeuvre telle que
cet Oedipe sur la route, tout comme le récent Conte d'hiver
de Philippe Boesmans, avec un contenu littéraire, musical et spirituel
aussi fervent, prouve que le genre passionne toujours les créateurs
actuels et, surtout, enthousiasme le public. L'Opéra est plus vivant
que jamais.
Bruno Peeters