Eugène Onéguine
n'est pas vraiment un opéra, on le sait, mais plutôt une séquence
de scènes, de tableaux de la vie bourgeoise, que traversent des
personnages éperdus ou blasés qui se tirent comme ils peuvent
du gâchis de l'oisiveté.
Mais Onéguine est aussi
une énigme : pourquoi le héros refuse-t-il l'amour de Tatiana,
offert spontanément et avec une totale sincérité ?
Par scrupule ? Pourquoi pousse-t-il à bout Lenski, son meilleur
ami, au point d'obliger celui-ci à le provoquer en duel ? Et pourquoi,
enfin, des années plus tard, change-t-il complètement d'attitude
et essaie-t-il d'enlever Tatiana, mariée à un vieillard ?
Certes, la musique dit beaucoup de
choses, mais elle ne dit pas tout. Sentimentale, émouvante, elle
cerne admirablement l'atmosphère du drame et rend bien compte de
l'irrépressible mal de vivre des héros. Le texte, lui, ne
livre rien, mais permet d'avancer à tâtons... Car qui aurait
osé, à part Tchaïkovski, parler ouvertement de l'amour
homosexuel ? En réalité, Onéguine n'aime que Lensky
et il le tue par désespoir, pour essayer de se libérer, de
devenir un homme comme les autres, pour tragiquement et lamentablement
échouer...
Onéguine, même si son
talent est ailleurs, n'est et ne sera jamais rien. Il est la nullité
même, le vide sidéral en pantalon, jusqu'au jour où,
par légèreté, égoïsme, stupidité,
il commet un crime. Événement qui le "constitue" peut-être,
mais il est alors bien tard, et à quel prix ?
Refusant l'anecdote et le recours au
folklore tapageur, le binôme Caurier-Leiser a effectué un
joli "copier/coller" de leur spectacle lausannois... assumant sans honte
ses dix ans de bouteille... Rien de révolutionnaire, certes, mais
un réel plaisir de retrouver une mise en scène intelligente
et d'une précision exemplaire, rigoureuse, cohérente. Dans
des éclairages au scalpel de Christophe Forey, les costumes d'Agostino
Cavalca pouvaient séduire le public, les panneaux boisés
mais glaciaux de Christian Fenouillat essayant en vain de recréer
la magie du cadre unique de la Grange Sublime de Mézières.
Pour ce chef-d'oeuvre du romantisme
où la réalité dépasse la fiction, il fallait
un trio de choc. Paulo Szot en Onéguine, Irina Mataeva, Tatiana
écorchée vive, et Andrew Richards, Lenski de style qui ne
reste jamais à la surface des choses, hyper lyrique, communicatif,
un rien cabotin presque, emportent l'adhésion la plus totale et
il serait bien difficile de leur adresser un quelconque reproche qui tienne
la route.
Le premier cerne avec justesse un dandy
orgueilleux, égocentrique, un rien antipathique dans sa suffisance
(une bonne main au panier lui remettrait les idées en place !) qui
réussit à donner dans la scène finale une insoutenable
et rare intensité. Paulo Szot ? Un baryton qui vient de faire en
France des débuts fracassants. A suivre donc !
La deuxième délivre un
chant frémissant, aux nuances infinies, et se révèle
en totale adéquation avec un personnage qui semble la consumer entièrement.
Profondément romantique, son interprétation de Tatiana est
attachante, non seulement par un phrasé et un legato rares,
mais aussi par une ligne de chant vraie, pétrie d'émotion
et de simplicité.
Les seconds rôles sont tous fort
bien tenus, avec une mention - en pourrait-il être autrement ? -
pour la Niania de Zlatomira Nikolova, véritable baba moscovite
fort bien typée et surtout le prince Grémine de la basse
Feodor Kuznetsov, qui apporte à son air une réelle émotion
grâce à un timbre de bronze rare.
Sympathique aussi la composition du
jeune François Piolino en pédant et ridicule Monsieur Triquet.
Bref, l'esprit de troupe on ne fera pas mieux...
Tchaïkovski disait de la musique
d'Onéguine qu'elle "n'a ni éclat ni splendeur". Au
pupitre des forces phocéennes, le bondissant Patrick Davin, montre
le contraire et prouve qu'il s'agit d'une partition riche en couleurs et
que l'éclat et la splendeur s'y trouvent, sans être extérieurs.
Brio, fougue, lyrisme (encore et c'est tant mieux !) mais aussi retenue
lors des passages plus intimistes, nerf et souplesse caractérisent
le travail du premier chef invité de l'Opéra de Marseille.
Renée Auphan et son équipe
peuvent être fiers de leur travail !
Christian COLOMBEAU