« Au moment d’aborder la
mise en scène de L’Orfeo, qui raconte la mort d’un poète, je pense à la
mort d’un poète en particulier, celle de Pasolini. C’est peut-être pourquoi
j’ai envie que l’univers scénique du spectacle fasse écho aux années
soixante-dix. Orphée vit dans une époque qui pourrait être tout à fait
la nôtre. » Il y a trente ans, le 3 novembre 1975, le corps du sulfureux
poète et cinéaste italien était retrouvé sur une plage d’Ostie. Crime
crapuleux ou politique ? Le mystère reste entier et le lien avec Orphée plutôt
anecdotique. Quand bien même une version de la légende prétend que les Ménades
ont déchiqueté le fils d’Apollon parce qu’il avait dédaigné l’amour des
femmes, l’opéra de Monteverdi ignore cet avatar. En outre, rien ne prouve que
l’assassin du Frioulan, ouvertement homosexuel, fût un prostitué. Toutefois,
la présence de trois acrobates râblés et sexy en diable, résonne un peu comme
un hommage, à moins qu’elle ne trahisse certaines affinités avec l’auteur des
Ragazzi. Contrairement à ce que peuvent laisser croire les propos de
Giorgio Barberio Corsetti, la mort ne hante pas cette production, ruisselante
de sève et de rosée ! Orphée n’est plus un demi-dieu contemplatif, mais le
héros solaire d’une bande de copains non moins fringants (on songe plus d’une
fois à West Side Story). Cette jeunesse riante enfourche des solex,
danse, festoie, lutine et se taquine sur l’herbette… Image parfaite du
bonheur, de l’insouciance et de la joie de vivre qui baignent le premier acte
(« Lasciati i monti »). Le coup de tonnerre qui frappe cet azur n’en est que
plus frappant. La Messagiera de Renata Pokupic n’est pas une manière de dea
ex machina tragique et grandiose, mais bien la « douce compagne »
d’Eurydice, Silvia, désemparée, noble dans sa douleur, sans mélo ni cris
superflus.
Si le chagrin d’amour
transcende les époques et parle à tous les publics, Corsetti se montre, en
revanche, moins à l’aise avec le substrat littéraire et mythologique dont se
nourrit également le livret de Striggio. Il hésite entre modernisation – un
salon télé tient lieu de salle du trône pour Pluton – et reconstitution comme
dans ce prologue où la Musica, superbe patricienne toute de pourpre vêtue,
figure au centre d’un tableau du Seicento. Le visuel éblouit, Kerstin Avemo,
avec ses cheveux courts, ses traits épurés et presque androgynes, évoquant une
héroïne de Greenaway ou le troublant Orlando campé par Tilda Swinton dans le
film éponyme de Sally Potter. Cependant, les univers se juxtaposent, les
époques et les références se télescopent sans parvenir à se fondre dans une
lecture cohérente et aboutie du drame. La transposition évite du moins les
contresens et les extrapolations gratuites qui gâchent volontiers ce genre
d’actualisation. L’illustration du livret se fait parfois même un peu trop
littérale, à l’image des Sylvains incarnés par les acrobates, ou redondante,
comme dans ce geste, projeté sur un écran géant, de la Musica qui tend son
bras pour assoupir Charon juché sur sa barque. Ce manque d’audace ne laisse
pas d’étonner alors que le metteur en scène vante l’absence de réalisme des
codes qui régissent l’opéra et se réjouit que l’imagination puisse donc y être
reine... L’humour et le second degré apportent néanmoins une touche de
fantaisie, un parfum de nostalgie au gré d’allusions savoureuses aux machines
baroques et aux trucages du cinéma de papa. Corsetti s’émancipe aux troisième
et quatrième actes, développant de belles idées, notamment cette pluie de
vêtements qui s’abattent sur les eaux noires du Styx.
Les options d’Emmanuelle
Haïm ont été largement commentées lors de la sortie de son disque. La
controverse ne portait pas que sur le respect de la lettre et d’une illusoire
authenticité historique. Pour peu que les libertés prises avec le style et les
indications explicites du compositeur servent la musique, les puristes
prêcheraient dans le désert, mais ici, l’infidélité ne paie guère. Si, comme
l’observe la chef, « d’une expérience de laboratoire, on arrive directement
à un chef-d’oeuvre », pourquoi se croit-elle autorisée à le retoucher, à
l’augmenter ? Une véritable humilité devant le génie de Monteverdi nous
aurait, par exemple, épargné l’inutile surenchère de ces percussions qui
soulignent la tournure dramatique des événements à l’acte II. De même, si
Kerstin Avemo joue moins les divas que Natalie Dessay, ses ornements
dénaturent le propos de Monteverdi et tendent à réduire le pouvoir de la
Musica à la virtuosité des interprètes. Ces anachronismes lorgnent trop vers
l’opéra à venir et escamotent l’irréductible singularité de L’Orfeo.
Les effectifs du Concert d’Astrée
sont à peu de choses près identiques à ceux de l’enregistrement – une
trompette (et non quatre, hélas !) rejoint les sacqueboutes dans la toccata –
et le continuo, toujours envahissant, ne se montre guère plus inspiré. Le
plateau, lui, a été entièrement renouvelé. Constitué de douze chanteurs
spécialement recrutés pour cette production, le chœur est le point fort, pour
ne pas dire la bonne surprise de cette création.
Ses interventions, vivifiantes et d’une grande souplesse expressive, rendent
justice aux pages sublimes que Monteverdi lui réserve et rachètent la
contre-performance des European Voices en studio. Michael Slattery (Orfeo)
enthousiasme et déçoit en même temps : beau gosse, crâneur et rebelle,
fiévreux, habité, le personnage est crédible, passionnant même, mais il faut
admettre que vocalement la prise de rôle s’avère prématurée. Si Finnur
Bjarnason (Pastore, Apollo) n’a rien à lui envier en termes de présence et de
musicalité, son chant est surtout plus sûr et mieux projeté. Sinon, aucune
personnalité n’émerge véritablement de la distribution, assez hétérogène et
pas toujours très armée pour affronter le recitar cantando... Hormis
l’émouvante Messagiera de Renata Pokupic déjà citée, il faut encore évoquer la
tendre et sensuelle Proserpina d’Aurélia Legay, dont on comprend que les
accents « ravivent l’ancienne blessure de l’amour ». Une mention également
pour Kerstin Avemo et Marina del Liso qui retiennent l’attention dans les
rôles particulièrement fugaces d’Euridice et de la Speranza, et pour le timbre
frais, l’élégance so british du ténor Ed Lyon.
Bernard Schreuders