OTELLO
SUR LA GREVE
Créé en mars 2004, la
production d'Andrei Serban fut une des plus contestées, tant par
le public que la critique, de l'ère Gall. A tel point que lors de
la présentation de la saison 2005/2006, Gérard Mortier avait
annoncé qu'il demanderait à Andrei Serban de revoir son travail.
Pour cause de grève nationale,
nous n'aurons pas eu le plaisir d'apprécier cette remise à
plat. Pour une fois, ce n'est pas le personnel de l'Opéra qui est
en cause, mais la paralysie des transports en commun : à défaut
d'explications de la direction, on imagine que les techniciens de plateau
n'ont pas eu la possibilité de rejoindre leur travail.
La version qui nous a été
donné de voir est ainsi un spectacle en costumes pour les solistes
(jouant sur le devant de la scène), en habits pour les choristes
(en rangs serrés derrière les rôles principaux).
La direction ne propose le remboursement
qu'à ceux qui le demandent formellement, insistant sur la qualité
musicale du spectacle mais (nouveauté et soirée AROP obligent
!) propose une coupe de champagne à l'entracte en guise de dédommagement.
La déception des spectateurs
occasionnels (vraisemblablement majoritaires) est bien sûr compréhensible
; pour ceux qui auront eu l'occasion de voir précédemment
le spectacle, la nouvelle sonne comme un soulagement ! Nous voici débarrassés
des incongruités insupportables de cette production ridicule (1).
On peut même dire qu'on y gagne
au change tant la mise en place (non signée, ce qui est bien dommage)
est tout à fait remarquable d'intelligence théâtrale.
A titre d'exemples, le meurtre de Desdémone (poignardée,
étouffée et étranglée dans la mise en scène
de Serban : on n'est jamais trop prudent) devient d'une efficace sobriété,
Otello se contentant d'étrangler son épouse avec le foulard
; alors que dans la production Serban, nous assistions à un véritable
bain de sang, la moitié des protagonistes mourant sur le devant
de la scène, ici, le Maure s'effondre en enlaçant une dernière
fois sa femme avant de mourir sur le dos, le voile venant recouvrir son
visage.
Il n'en reste pas moins que c'est du
côté purement musical de la représentation que nos
attentes sont les plus fortes.
Vocalement, il faut bien admettre une
certaine déception.
Pour son nième Otello à
Bastille, Galouzine n'est plus que l'ombre de lui-même. Malgré
quelques tentatives pour nuancer, le ténor se révèle
incapable de tenir la distance, notamment dans les duos avec Iago où
la voix peut même disparaître totalement, entre deux éructations
glaireuses ; il retrouvera néanmoins un minimum de dignité
pour le dernier acte.
A ses côtés, Carlos Alvarez
n'a pas de mal à faire bonne figure : voix bien timbrée,
chaleureuse, scrupules stylistiques... Cependant, l'incarnation reste basique,
le chanteur réussissant à paraître tout du long sympathique
: un comble !
Soile Isokoski est également
digne d'éloge sur le plan musical : legato parfait, variations
subtiles de couleurs, le tout conduit avec une parfaite sensibilité
; néanmoins, il faut regretter une légère difficulté
à passer la rampe : manque de largeur vocale d'une part, mais aussi
de volume (2).
Parmi les seconds rôles, on remarque
le Cassio de Gordon Gietz, un peu inférieur au Jonas Kaufmann de
la saison passée, mais très correct. Ekaterina Gubanova est
également une Emilia dont il faudra suivre la carrière.
Pour le reste, rien de notable à
l'exception du Roderigo de Sergio Bertocchi, franchement trop graillonnant.
La présence de Valery Gergiev
faisait tout le prix de cette reprise, du moins aux yeux de la nouvelle
administration (3) : suffirait-elle à palier un
plateau au global assez moyen ?
Sans surprise, l'introduction est impressionnante,
spectaculaire de violence : le chef déchaîne un véritable
malstrom dans la fosse et rend littéralement palpable la tempête
scénique.
Mais Gergiev sait aussi calmer la fureur
de son instrument : le duo de l'acte I est accompagné amoureusement,
le chef se révélant à l'écoute de ses chanteurs,
et tirant de l'orchestre des sonorités parfois inédites,
allant jusqu'à mettre en évidence certaines dissonances.
De même, les différents
ensembles sont parfaitement maîtrisés : une tâche d'autant
plus ardue que la version choisie est celle adaptée par Verdi pour
Paris et pour laquelle l'entrée de Desdémone à l'acte
II ou le finale du III ont été particulièrement développées.
Enfin, le dernier acte nous fait goûter
une formation aux teintes mélancoliques, qui accompagne idéalement
les protagonistes dans leurs dernières souffrances.
Le champagne aidant, le public sera
indulgent pour les chanteurs et réservera un triomphe au chef russe
(ou ossète pour certains puristes (4)).
Il n'empêche que le public parisien
ne sera véritablement comblé que lorsqu'il pourra bénéficier
dans un même spectacle des chanteurs qu'Hugues Gall avait l'habitude
d'engager et des chefs que Gérard Mortier à l'intelligence
d'inviter. Faisons un rêve...
Placido CARREROTTI
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Notes
1. Voir toutes les
critiques précédentes !
2. Ce défaut
n'est pas nouveau et la soprano s'est déjà exprimée
sur le sujet : quand les spectateurs ne l'entendent pas, c'est parce que
le chef ne maîtrise pas son orchestre. Un argument un peu court pour
le spectateur lambda qui a quand même eu l'opportunité
de comparer la chanteuse finlandaise avec ses collègues dans des
productions identiques : Hei-Kyung Hong en Liu, Felicity Lott et Renée
Fleming en Maréchale ou encore Sondra Radvanovsky, Renée
Fleming, Nancy Gustafson, Nelly Miricioiu, Kale Esperian ou Cristina Gallardo-Domas
en Marguerite de Faust sont des artistes qui n'avaient aucune peine
à se faire entendre à Bastille...
3. Je me réfère
à la présentation de Gérard Mortier en début
de saison.
En ce qui concerne l'adéquation
de Gergiev au chef-d'oeuvre de Verdi, j'étais personnellement dubitatif,
ayant le souvenir d'un Otello au Metropolitan (94) plus spectaculairement
tonitruant qu'intériorisé : ce spectacle parisien aura largement
dissipé mes appréhensions.
4. A puriste, puriste
et demi : Valery Gergiev est né à Moscou de parents ossètes
et fut élevé dans le Caucase. L'histoire ne dit pas si les
parents étaient originaires d'Ossétie du Nord (capitale Vladikavkaz,
en russe et Dzaudjikau, en langue ossète, république membre
de la Fédération de Russie depuis 1991) ou d'Ossétie
du Sud (chef-lieu : Tskhinvali, simple région de la République
de Géorgie, dite officiellement ìShida Kartliî ayant perdu l'autonomie
qui était la sienne au temps de l'Union soviétique).