Beaucoup de bruit pour rien
Pour sa dernière production
à l'Opéra Bastille, le choix d'Hugues Gall s'est porté
sur Otello : choix judicieux qui permet de réintégrer
le chef-d'oeuvre de Verdi au sein du répertoire de l'Opéra
de Paris après la production de 1990, de sinistre mémoire (1).
Allait-on retrouver les fastes des représentations de 1976 où,
sous la baguette d'un Solti survolté, Placido Domingo, Margaret
Price et Gabriel Bacquier brûlaient littéralement les planches
du Palais Garnier ? Disons-le d'emblée : la réponse est non.
Il y avait alors une équipe parfaitement soudée : des interprètes
de haut vol portés par un chef inspiré, qui évoluaient
dans une production efficace et cohérente, à défaut
d'être inoubliable. Or, aujourd'hui qu'avons-nous ?
Le rideau s'ouvre sur une tempête
spectaculaire, grâce, notamment, aux beaux éclairages de Joël
Hourbeigt. Mais bien vite l'intérêt retombe et force est de
constater qu'Andrei Serban, irrémédiablement à court
d'imagination, a rejoint depuis longtemps la cohorte de ces metteurs en
scène, jadis inspirés, qui n'ont désormais plus rien
à dire. Les quelques idées qu'il lui reste n'ont qu'un intérêt
limité quand elles ne tombent pas complètement à plat.
Des exemples ? Lorsqu'au premier acte, Iago demande à Roderigo à
quoi il pense, celui-ci répond "A me noyer" et s'asperge aussitôt
le visage avec le contenu de son verre. Passionnant. Au deux, Iago chante
son credo, un crâne à la main : ouf ! Nous voilà
rassurés, Monsieur Serban, vous connaissez votre Shakespeare sur
le bout des doigts ! Au trois, Lodovico arrive accompagné d'une
cohorte bigarrée dans laquelle évoluent des personnages en
costumes de carnaval : merci de nous rappeler aussi finement qu'il est
ambassadeur de Venise. Et que dire de la mort de Desdémone qui confine
au Grand-Guignol, provoquant davantage l'hilarité que l'émotion
attendue ? L'idée n'était pourtant pas mauvaise de transformer
ce crime passionnel en sacrifice rituel, mais le résultat ! Otello,
le visage peinturluré, répand des plumes de corbeau autour
du lit de son épouse avant de la poignarder dans un bain de sang
puis de l'achever en l'étouffant avec un coussin. Mieux, nous aurons
droit à quatre cadavres au lieu de deux sur le plateau, puisque
Iago tue également sa femme et que Roderigo, blessé, vient
mourir en scène.
L'action est située à
une époque on ne peut plus indéterminée comme en témoignent
les tenues hétéroclites des protagonistes. Les robes somptueuses
de Desdémone, celle du trois notamment, évoquent davantage
la Traviata qu'une dame vénitienne du quinzième siècle,
et au quatre, c'est à Lucia que fera songer sa chemise de nuit ensanglantée.
Les décors, enfin, sont d'une
affligeante banalité : quelques arcades que l'on verra de profil
ou de face selon les actes, avec, pour créer un climat "méditerranéen",
un palmier et la mer en arrière plan. Monsieur Mortier pourra les
recycler sans problème pour son futur Boccanegra, voire pour
un improbable Tancrède ! Que dire enfin de ces fauteuils
très "british" dans lesquels se prélasse Otello, d'un rouge
qui jure avec la robe de Violetta, pardon, de Desdemona ! Le tout donne
la fâcheuse impression que metteur en scène, décorateur
et costumière ont travaillé chacun de leur côté
sans se concerter.
Tant d'aberrations ne sont guère
rachetées par le plateau : l'Otello de Galouzine a paru bien terne.
On ne comprend pas bien quelle conception Serban a de ce personnage. Il
en fait une sorte de pantin veule, sans envergure ni autorité, un
impuissant dans tous les sens du terme dont l'histoire, finalement, ne
nous passionne guère. En outre, le chanteur a paru en bien petite
forme : dès son entrée, on frémit, le "Esultate" est
irrémédiablement fâché avec la justesse. Par
la suite, le ténor se rattrape un peu et son "Dio mi potevi scagliar"
parvient même à émouvoir. Cependant la voix demeure
engorgée et l'italien approximatif. Nous sommes bien loin déjà
de son exceptionnel Hermann dans La Dame de Pique, sur la même
scène en 1999.
Iago n'est pas l'emploi de Lafont
qui en fait des tonnes dans le genre "traître d'opérette"
: comment croire un seul instant que ce clown grimaçant et grotesque
puisse susciter la confiance et les confidences de tant de gens ? Le rôle
en outre dépasse ses moyens et le credo trop aigu pour lui
est aussi pénible à entendre que ridicule à voir !
Seule Barbara Frittoli parvient à
tirer son épingle du jeu. La chanteuse est ravissante et la séduction
naturelle de son timbre capte durablement l'attention malgré un
vibrato
excessif, perceptible dans le haut de la tessiture, notamment lors des
affrontements avec Otello qui l'obligent à forcer sa voix. Fatigue
passagère ou séquelles dues à la fréquentation
de rôles trop lourds pour ce soprano essentiellement lyrique ? L'avenir
le dira. C'est finalement dans l'air du saule et l'Ave Maria que
son chant finement nuancé emporte l'adhésion.
Des seconds rôles, tous corrects,
émergent l'Emilia d'Elena Cassian, mezzo-soprano au timbre ambré
et homogène, et le beau Cassio de Jonas Kaufmann qui arbore une
voix des plus séduisantes. Tous deux faisaient là des débuts
prometteurs à l'Opéra.
Dans la fosse, James Conlon se surpasse
et nous offre une direction clinquante et dramatique, à défaut
d'être toujours subtile. Enfin, saluons la belle performance des
choeurs dont le rôle est primordial dans cet ouvrage. On sort tout
de même bien déçu de ce spectacle confus et insipide
que l'on oubliera bien vite. Désolant.
Christian PETER
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(1)
: On se souvient du drame survenu en
1992 à Séville où l'Opéra de paris présentait
cette production: l'effondrement des décors avait causé un
décès et de nombreux blessés parmi les choristes.