POUR L'AMOUR DE CECILE...
Ce concert donné à l'auditorium
du Musée d'Orsay récemment rénové était
très attendu, d'autant plus que le programme, consacré exclusivement
à des femmes compositeurs plus ou moins connues, sortait des sentiers
battus.
C'était aussi l'occasion de
réentendre à nouveau Anne-Sofie von Otter dans un genre où
elle excelle, celui du liederabend et où elle s'est faite
plutôt rare ces derniers temps, du moins en France : son dernier
récital consacré au genre au Palais Garnier Garnier, remonte
à 1999, sans oublier celui du Théâtre du Capitole,
à Toulouse, en 2000.
Bien qu'issues d'horizons divers, les
compositrices au programme de ce récital ont toutes en commun d'avoir
été de remarquables pianistes, ce qui explique la prédominance
des pièces pour piano et des mélodies pour voix et piano
dans leurs oeuvres.
Autant les compositions de Clara Schumann,
malgré l'influence de Mendelssohn, semblent comme des reflets chatoyants
de celles de son célébrissime époux, autant celles
d'Alma Mahler contrastent fortement avec celles du grand Gustav, dans le
genre "jugenstil flamboyant". Il est clair que Clara écrivit "avec",
alors qu'on a très nettement l'impression qu'Alma, elle, composa
"contre". Le résultat est d'un romantisme délicat chez Clara
Schumann - Geheimes flüstern hier und dort - et d'une violence
très expressionniste chez Alma Mahler : Der Erkennende.
Les mélodies d'Agathe Backer
Grondahl qui concluent la première partie du programme, dont l'écriture
semble annoncer les pages de Chaminade de la seconde partie, sont une vraie
découverte et l'art de la cantatrice met en valeur leur grande variété
de styles et de couleur, de l'humour à la passion en passant par
l'élégie, avec cette mélancolie toute particulière
qui caractérise la musique nordique.
Comme de coutume, von Otter s'acquitte
avec panache de ce mélange de styles et d'atmosphères, prenant
un plaisir quasiment carnassier à présenter les lieder
d'Alma Mahler, "femme superbe à la vie amoureuse très agitée"
: un des poètes mis en musique par elle, Franz Werfel, (Der Erkennende)
fut, avant de devenir son troisième mari, un de ses nombreux amants,
auxquels il convient d'ajouter des peintres fameux comme Klimt et Kokoschka.
Quant à Cécile Chaminade,
dont les oeuvres occupent toute la seconde partie de ce concert, elle eut
un bien curieux destin et une longue vie plutôt solitaire. "Mon amour,
c'est la musique, j'en suis la religieuse, la vestale", déclara
cette féministe avant l'heure. Celle qui côtoya Bizet, Massenet,
Gounod, Saint-Saëns, Chabrier et Ambroise Thomas, dont elle fit l'admiration,
laisse une oeuvre conséquente : à peu près 140 mélodies
parmi 400 pièces dont 200 pour le piano. Elle écrivit même
un opéra-comique, La Sévillane, et la musique d'un
ballet, Callirhö. Chaminade mena également une brillante
carrière de concertiste - c'était en effet une formidable
pianiste - à travers toute l'Europe, mais aussi aux États-Unis
où elle fit un triomphe. La Reine Victoria l'invita régulièrement
à Windsor et fut l'une de ses admiratrices les plus ferventes.
Au départ, c'est le pianiste
attitré - et talentueux - d'Anne-Sofie von Otter, Bengt Forsberg,
qui s'enthousiasma en déchiffrant des oeuvres pour deux pianos de
Cécile Chaminade, qu'un ami pianiste lui avait fait connaître.
Plus tard, lors d'un voyage à Anvers, il découvrit d'autres
partitions, dont quelques mélodies, qui eurent le bonheur de plaire
à la mezzo suédoise, quand ils les travaillèrent ensemble.
Lors de ce mémorable récital
d'avril 1999 à Garnier, quelques mélodies de "Cécile"
figuraient déjà au programme. Ensuite, les deux comparses
avaient souvent inclus ce compositeur dans leurs récitals à
travers le monde, comme à Toulouse, où une importante partie
du programme lui était consacrée. Un superbe disque enregistré
en 2001 à Stockholm et paru en France début 2002, intitulé
"Mots d'amour" (DG N° 471 31 2) , avait scellé de manière
indélébile l'alliance entre "Cécile" et ses deux admirateurs
suédois qui, depuis, lui ont rendu justice comme pratiquement aucun
chanteur français ne semble l'avoir fait auparavant, du moins de
manière aussi significative. Quelque part, pour ces deux artistes,
Cécile Chaminade est devenue un compositeur fétiche, symbole
de leur amour commun pour la France et sa musique.
Le bouquet de mélodies choisies
pour Orsay réunit quelques unes des plus belles et des plus caractéristiques,
parmi lesquelles on peut citer Mignonne, l'Anneau d'argent, Ma première
lettre, Attente, La Lune Paresseuse, Viens, mon bien-aimé, écrites
sur des textes d'une qualité littéraire assez inégale,
certes, mais dans un style musical de haute tenue, très vocal, plus
proche par conséquent de celui de Gounod ou Massenet que de celui
de Fauré.
Le charme de ces pages un peu surannées,
mais empreintes aussi de nostalgie et de mélancolie, où le
désespoir n'éclate jamais tout à fait, opère
indiscutablement. Il semble qu'une véritable rencontre ait eu lieu
entre von Otter et ces mélodies raffinées et délicates,
presque un peu décadentes, dont émane comme un enivrant parfum
de tubéreuse. Elles conviennent parfaitement à son intériorité,
qui excelle dans le non-dit et les demi-teintes, et aussi à la couleur
moirée de sa voix, à tel point que certaines semblent avoir
été écrites pour elle.
Incontestablement, ce récital
fort intelligemment structuré est une réussite, tant par
la qualité des oeuvres choisies et la façon dont ces deux
artistes semblent les "réinventer", que par la complicité
qu'ils instaurent avec le public, surpris, ravi, et finalement conquis.
Une autre bonne idée fut d'alterner les groupes de mélodies
avec des pièces pour piano interprétées avec beaucoup
de ferveur, de sensibilité et de maestria par Bengt Forsberg qui
nous dévoile des pages de deux autres compositrices, la Polonaise
Grazyna Bacewicz, tout d'abord néo-classique, puis basculant dans
l'expérimentation, voire le dodécaphonisme, et aussi l'Américaine
Ruth Crawford Seeger, qui opte, d'emblée, pour une modernité
dissonante.
Les deux bis furent encore un
hommage à la musique composée par des femmes : une autre
mélodie de "Cécile",
l'Amour Captif et une chanson
de Joni Mitchell, Michael from Mountains, clin d'oeil de von Otter
au répertoire pop et folk qu'elle affectionne tout particulièrement,
et chante avec un art consommé.
Que ceux qui ont manqué ce concert
se rassurent : il a été enregistrée et filmé,
diffusion sur Frances Musiques le 3 juin à 10h30, et sur FR3 à
une date ultérieure.
Juliette BUCH