C O N C E R T S 
 
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LONDRES
16/07/03

Placido Domingo in Pagliacci.
© Tristram Kenton
Pagliacci

Opéra de Rugerro LEONCAVALLO

Mise en scène originale : Franco ZEFIRELLI
Costumes : Raimonda GAETANI
Lumières : Joan Sullivan GENTHE

Orchestre et choeur du Royal Opera
Direction : Antonio PAPPANO

Canio : Plácido DOMINGO
Nedda : Angela GHEORGHIU (prise de rôle)
Silvio : Dmitri HVOROSTOVSKY (prise de rôle)
Tonio : Lado ATANELI
Beppe : Daniil SHTODA (prise de rôle)

Royal Opera House of Covent Garden

Nouvelle production
Coproduction Los Angeles Opera company
et The Washington Opera

Londres, Mercredi 16 juillet 2003


Sous le chaud soleil londonien de la mi-juillet, le Royal Opera proposait une production alléchante avec un Pagliacci de gros calibre : trois prises de rôle sur le quintette vocal de la première distribution -dont un Nedda pour Angela Gheorghiu-, une mise en scène de Franco Zefirelli soi-même, et le très (trop ?) attendu Plácido Domingo tantôt divo tantôt maestro en alternance respectivement avec Dennis O'Neill et Antonio Pappano. Les gros moyens suivaient avec la retransmission de la soirée du 16 en direct sur le fameux écran géant de la piazza (dont la première utilisation remonte à 1987 pour une Bohème avec... Domingo) ainsi qu'en d'autres lieux publics britanniques -j usqu'à Belfast !

Malgré les critiques de la presse, Pappano a choisi de présenter l'oeuvre de Leoncavallo seule, sans une Cavalleria ou un Tabarro comme au Met en 1994. L'alibi artistique est la représentation de la version d'origine, celle-là même qui fut refusée au concours Sonzogno, en deux actes distincts avec entracte après l'aria de Canio.

La mise en scène de Zefirelli est bien connue depuis son film de 1981 (Prêtre, Domingo, Stratas, Pons). La version 2003 du Royal Opera est celle qui fut actualisée en 1996 et 1997 pour les opéras de Los Angeles et de Washington (avec...Domingo, qui a des billes dans ces théâtres). Grossière piqûre de rappel : la troupe de Canio est constituée d'une dizaine de comédiens (les quatre solistes "parlés" plus quelques cracheurs de feu, jongleurs, acrobates... muets mais fort mobiles et plus prompts à la virtuosité des métiers du cirque qu'au jeu théâtral de la commedia dell'arte) ; l'action est censée se dérouler dans la banlieue napolitaine de nos jours ; Nedda trompe dans les faits son mari lors du duo d'amour avec Silvio ; dans la deuxième partie, un public de figurants est placé sur scène et réagit en parallèle avec le vrai public par des applaudissements, commentaires, rires ; c'est Tonio qui place dans la main de Canio l'arme du crime final. Si l'arrivée de la troupe en décapotable et caravane fait son petit effet, on ne peut que sourire à l'idée que Franco Zefirelli et Raimonda Gaeteni se font d'une zone périurbaine actuelle : loubards en bandes, évidemment attifés de perfectos de cuir à chaînes, inévitables prostituées aux balcons, piles de pneus (même pas usagés)... en voilà une image convenue, minée de poncifs et taillée sur-mesure pour une assistance peu encline au chahut scénographique. De fait, ces productions présentées comme "populaires" semblent ne pas pouvoir éviter une certaine facilité dans les effets, ce que la débauche de jeux de lumières, d'acrobaties et de paillettes ne dément pas. Télégénique, pour sûr.

Ceux qui suivent la carrière d'Angela Gheorghiu s'étonneront du choix de ce rôle à un instant où la soprane se tourne davantage vers le grand opéra à la française (l'intégrale de Carmen, Marguerite au Royal Opera la saison prochaine) en s'affirmant par ailleurs profondément verdienne comme en témoignent ses nombreuses Traviata actuelles. Que les esprits chagrins fassent profil bas, car sa prestation tient de belles promesses. Certes, elle dégonfle sa ligne de chant, elle recherche légèreté et précision en évitant ses fameuses quartes descendantes avec port de voix et autres attaques tout en largeur. Il faut dire que l'entrée de cet emploi est une gageure : qui donnerait du crédit à cet air niais des oiseaux dans le ciel ? Gheorghiu parvient à sortir quelque peu de sa retenue ordinaire et tourne sur elle-même, lance une ronde avec les enfants de la troupe (absents au début, d'ailleurs). Son jeu perd progressivement son je ne sais quoi de guindé, la rendant crédible dans le superbe duo avec Silvio et finalement totalement maîtresse de sa destinée fatale dans la lutte qui clôture l'opéra.

Pour lui donner la réplique, Dmitri Hvorostovsky campe un Silvio très agréable, au chant sensuel et incarné. Malgré quelques coups de glotte un peu faciles dans ses premières mesures, l'ensemble est d'excellente facture. Les inflexions parfois sombres et néanmoins autoritaires, dynamiques, de sa généreuse voix de baryton profond font ici de lui un second rôle de luxe. Peut-être ses Don Giovanni ou Germont à venir lui donneront-ils l'occasion d'exploiter autrement des ressources vocales appréciables.

Son compatriote russe Daniil Shtoda a montré deux visages en Beppe : totalement dominé par l'orchestre dans les répliques isolées et les dialogues du premier acte, il réussit à bluffer l'assistance dans la sérénade d'Arlequin en expédiant l'air puissamment et avec toute l'exagération parodique qu'il convient. Assurément une belle voix, sous-exploitée ce soir-là, que les Français pourront écouter au cours d'un récital au Châtelet le 22 mars 2004.

Tonio, le balourd obsédé dessiné par Zefirelli et "magnifié" avec toute sa grossièreté vocale par Juan Pons un grand nombre de fois, trouve un interprète de choix en la personne de Lado Ataneli. Nulle vulgarité, pas d'effets de manche, tout dans le gosier. Certes, la voix convient mieux à la complexité de Verdi - son Comte de Luna est attendu en octobre à Bastille aux côtés du beau Roberto. Seulement, en Tonio plus torturé et victime que débile profond, il sait convaincre et rafler maints suffrages, toute limitée que soit sa partition. L'air du Prologue marque d'ailleurs plus par le travail vocal des parties médianes aux changements de tonalité incessants qu'à la tenue prolongée de l'aigu final, ce qui est le signe d'une classe naturelle.

Il ne faut pas attendre de miracle de la part de Domingo, et s'il en est un convaincu, c'est bien lui. On pourrait lui reprocher néanmoins de renouer actuellement avec le répertoire des héros lourds à un moment de sa carrière où il n'a, d'une part, plus rien à prouver et où, d'autre part, son évolution vocale entre en contradiction avec ses choix de rôles : un Enzo au disque (avec Lado Ataneli d'ailleurs), un Canio au Royal Opera, un Samson en août au Festival de Salzbourg... Reste comme toujours l'argument des stars : le public veut les voir jouer les "grands" rôles. Comme si Sly n'en était pas. Le seul moyen de faire illusion reste de faire dans la coupe sombre de partition, dans l'art de la transposition (Jean du Prophète, Hermann). Dans le cas présent, son Canio tient debout à la faveur d'une aura mythique, dégagée dans chacun de ses gestes, scrutée par l'assistance. Cet homme est un tout scénique, ne voyons pas systématiquement que l'aspect lyrique. Car il y à redire, bien sûr, et c'est bien normal à soixante-deux ans et des dizaines de productions de Pagliacci. La ligne vocale reste séduisante malgré des tenues brèves et des subterfuges poitrinés pour faire passer les parties que l'insolence de la version Santi se complaisait à ne point escamoter (il avait trente ans !). L'autorité a pris une autre forme, et le Canio brutal de la version Prêtre a laissé la place au vrai clown triste, humain et nettement plus intériorisé. Néanmoins, des restes de force brute jaillissent, nasalisés, très forcés et poussifs, sur le haut médium. Le contrôle de l'air est délicat, à tel point que pour soulager l'artiste, Pappano arrange un tempo sur mesure cependant que Domingo enfile quasiment toutes les impasses de la méforme ("a ventitré ore", "e fidente credeva" à l'octave inférieure et la transposition un demi-ton plus bas de "Vesti la giubba"). Pris en flagrant délit de rodage professionnel au cours du premier acte, le ténor espagnol s'affirme davantage au second et quitte son jeu un brin routinier. La violence de ses interprétations passées fait place à une rage contenue ; les élans de colère ne passent désormais plus par la fougue du spinto surjoué qui, à la façon d'un Del Monaco, lui faisait pousser certaines notes plus haut ou moins juste que ce qu'indique la partition. On a affaire à un Canio paradoxalement plus scrupuleux, moins emporté dans les délires hurlés, sans surenchère, façon Björling - l'aisance en moins, certes. Libéré du premier acte - avec un "Ridi, Pagliaccio !" bien vite expédié avec génuflexion finale un rien cabot -, Domingo se révèle dans le duo final. Alors le charme opère, le geste magnétique attire. Il redevient ce qu'on attend de lui, ce qu'il est pénible d'attendre de lui. On cautionne la survie à tout prix d'un mythe. La séduction est telle qu'on lui pardonne bien de voler la réplique finale à Tonio, quand la police vient l'arrêter.

La direction d'Antonio Pappano est vraiment digne d'éloges. Finesse et précision dans les moments de tension, extrême application lors des passages intimes. Contrairement à la tradition vériste qui consiste à tout jouer d'un bloc sans arrêt, Pappano aménage des pauses, marque des silences et enchaîne sur des entrées de cordes remarquables. Bien sûr, une partition aussi dense et ramassée ne peut être exécutée de bout en bout de manière inspirée ; certains passages de choeurs ("Ding dong") ne sont effectivement qu'accompagnés alors que les airs en duo ("Decidi il mio destin") ou en solo ("No, Pagliaccio non son !") sont magnifiquement complétés par les instruments, solidarisés à l'ambiance orchestrale.

C'est au final une production de fort bon niveau, au casting enthousiaste quoique surprenant et à la réalisation soignée. Il est possible que la BBC, responsable de la prise live, édite un jour prochain avec NVC arts la vidéo de cette soirée. A voir, pour sûr.
 
 
 

P. Mirly
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