Sous le
chaud soleil londonien de la mi-juillet, le Royal Opera proposait une production
alléchante avec un Pagliacci de gros calibre : trois prises
de rôle sur le quintette vocal de la première distribution
-dont un Nedda pour Angela Gheorghiu-, une mise en scène de Franco
Zefirelli soi-même, et le très (trop ?) attendu Plácido
Domingo tantôt divo tantôt maestro en alternance
respectivement avec Dennis O'Neill et Antonio Pappano. Les gros moyens
suivaient avec la retransmission de la soirée du 16 en direct sur
le fameux écran géant de la piazza (dont la première
utilisation remonte à 1987 pour une Bohème avec... Domingo)
ainsi qu'en d'autres lieux publics britanniques -j usqu'à Belfast
!
Malgré les critiques de la presse,
Pappano a choisi de présenter l'oeuvre de Leoncavallo seule, sans
une Cavalleria ou un Tabarro comme au Met en 1994. L'alibi
artistique est la représentation de la version d'origine, celle-là
même qui fut refusée au concours Sonzogno, en deux actes distincts
avec entracte après l'aria de Canio.
La mise en scène de Zefirelli
est bien connue depuis son film de 1981 (Prêtre, Domingo, Stratas,
Pons). La version 2003 du Royal Opera est celle qui fut actualisée
en 1996 et 1997 pour les opéras de Los Angeles et de Washington
(avec...Domingo, qui a des billes dans ces théâtres). Grossière
piqûre de rappel : la troupe de Canio est constituée d'une
dizaine de comédiens (les quatre solistes "parlés" plus quelques
cracheurs de feu, jongleurs, acrobates... muets mais fort mobiles et plus
prompts à la virtuosité des métiers du cirque qu'au
jeu théâtral de la commedia dell'arte) ; l'action est
censée se dérouler dans la banlieue napolitaine de nos jours
; Nedda trompe dans les faits son mari lors du duo d'amour avec Silvio
; dans la deuxième partie, un public de figurants est placé
sur scène et réagit en parallèle avec le vrai public
par des applaudissements, commentaires, rires ; c'est Tonio qui place dans
la main de Canio l'arme du crime final. Si l'arrivée de la troupe
en décapotable et caravane fait son petit effet, on ne peut que
sourire à l'idée que Franco Zefirelli et Raimonda Gaeteni
se font d'une zone périurbaine actuelle : loubards en bandes, évidemment
attifés de perfectos de cuir à chaînes, inévitables
prostituées aux balcons, piles de pneus (même pas usagés)...
en voilà une image convenue, minée de poncifs et taillée
sur-mesure pour une assistance peu encline au chahut scénographique.
De fait, ces productions présentées comme "populaires" semblent
ne pas pouvoir éviter une certaine facilité dans les effets,
ce que la débauche de jeux de lumières, d'acrobaties et de
paillettes ne dément pas. Télégénique, pour
sûr.
Ceux qui suivent la carrière
d'Angela Gheorghiu s'étonneront du choix de ce rôle à
un instant où la soprane se tourne davantage vers le grand opéra
à la française (l'intégrale de Carmen, Marguerite
au Royal Opera la saison prochaine) en s'affirmant par ailleurs profondément
verdienne comme en témoignent ses nombreuses Traviata actuelles.
Que les esprits chagrins fassent profil bas, car sa prestation tient de
belles promesses. Certes, elle dégonfle sa ligne de chant, elle
recherche légèreté et précision en évitant
ses fameuses quartes descendantes avec port de voix et autres attaques
tout en largeur. Il faut dire que l'entrée de cet emploi est une
gageure : qui donnerait du crédit à cet air niais des oiseaux
dans le ciel ? Gheorghiu parvient à sortir quelque peu de sa retenue
ordinaire et tourne sur elle-même, lance une ronde avec les enfants
de la troupe (absents au début, d'ailleurs). Son jeu perd progressivement
son je ne sais quoi de guindé, la rendant crédible dans le
superbe duo avec Silvio et finalement totalement maîtresse de sa
destinée fatale dans la lutte qui clôture l'opéra.
Pour lui donner la réplique,
Dmitri Hvorostovsky campe un Silvio très agréable, au chant
sensuel et incarné. Malgré quelques coups de glotte un peu
faciles dans ses premières mesures, l'ensemble est d'excellente
facture. Les inflexions parfois sombres et néanmoins autoritaires,
dynamiques, de sa généreuse voix de baryton profond font
ici de lui un second rôle de luxe. Peut-être ses Don Giovanni
ou Germont à venir lui donneront-ils l'occasion d'exploiter autrement
des ressources vocales appréciables.
Son compatriote russe Daniil Shtoda
a montré deux visages en Beppe : totalement dominé par l'orchestre
dans les répliques isolées et les dialogues du premier acte,
il réussit à bluffer l'assistance dans la sérénade
d'Arlequin en expédiant l'air puissamment et avec toute l'exagération
parodique qu'il convient. Assurément une belle voix, sous-exploitée
ce soir-là, que les Français pourront écouter au cours
d'un récital au Châtelet le 22 mars 2004.
Tonio, le balourd obsédé
dessiné par Zefirelli et "magnifié" avec toute sa grossièreté
vocale par Juan Pons un grand nombre de fois, trouve un interprète
de choix en la personne de Lado Ataneli. Nulle vulgarité, pas d'effets
de manche, tout dans le gosier. Certes, la voix convient mieux à
la complexité de Verdi - son Comte de Luna est attendu en octobre
à Bastille aux côtés du beau Roberto. Seulement, en
Tonio plus torturé et victime que débile profond, il sait
convaincre et rafler maints suffrages, toute limitée que soit sa
partition. L'air du Prologue marque d'ailleurs plus par le travail vocal
des parties médianes aux changements de tonalité incessants
qu'à la tenue prolongée de l'aigu final, ce qui est le signe
d'une classe naturelle.
Il ne faut pas attendre de miracle
de la part de Domingo, et s'il en est un convaincu, c'est bien lui. On
pourrait lui reprocher néanmoins de renouer actuellement avec le
répertoire des héros lourds à un moment de sa carrière
où il n'a, d'une part, plus rien à prouver et où,
d'autre part, son évolution vocale entre en contradiction avec ses
choix de rôles : un Enzo au disque (avec Lado Ataneli d'ailleurs),
un Canio au Royal Opera, un Samson en août au Festival de Salzbourg...
Reste comme toujours l'argument des stars : le public veut les voir jouer
les "grands" rôles. Comme si Sly n'en était pas. Le seul moyen
de faire illusion reste de faire dans la coupe sombre de partition, dans
l'art de la transposition (Jean du Prophète, Hermann). Dans
le cas présent, son Canio tient debout à la faveur d'une
aura mythique, dégagée dans chacun de ses gestes, scrutée
par l'assistance. Cet homme est un tout scénique, ne voyons pas
systématiquement que l'aspect lyrique. Car il y à redire,
bien sûr, et c'est bien normal à soixante-deux ans et des
dizaines de productions de Pagliacci. La ligne vocale reste séduisante
malgré des tenues brèves et des subterfuges poitrinés
pour faire passer les parties que l'insolence de la version Santi se complaisait
à ne point escamoter (il avait trente ans !). L'autorité
a pris une autre forme, et le Canio brutal de la version Prêtre a
laissé la place au vrai clown triste, humain et nettement plus intériorisé.
Néanmoins, des restes de force brute jaillissent, nasalisés,
très forcés et poussifs, sur le haut médium. Le contrôle
de l'air est délicat, à tel point que pour soulager l'artiste,
Pappano arrange un tempo sur mesure cependant que Domingo enfile
quasiment toutes les impasses de la méforme ("a ventitré
ore", "e fidente credeva" à l'octave inférieure et la transposition
un demi-ton plus bas de "Vesti la giubba"). Pris en flagrant délit
de rodage professionnel au cours du premier acte, le ténor espagnol
s'affirme davantage au second et quitte son jeu un brin routinier. La violence
de ses interprétations passées fait place à une rage
contenue ; les élans de colère ne passent désormais
plus par la fougue du spinto surjoué qui, à la façon
d'un Del Monaco, lui faisait pousser certaines notes plus haut ou moins
juste que ce qu'indique la partition. On a affaire à un Canio paradoxalement
plus scrupuleux, moins emporté dans les délires hurlés,
sans surenchère, façon Björling - l'aisance en moins,
certes. Libéré du premier acte - avec un "Ridi, Pagliaccio
!" bien vite expédié avec génuflexion finale un rien
cabot -, Domingo se révèle dans le duo final. Alors le charme
opère, le geste magnétique attire. Il redevient ce qu'on
attend de lui, ce qu'il est pénible d'attendre de lui. On cautionne
la survie à tout prix d'un mythe. La séduction est telle
qu'on lui pardonne bien de voler la réplique finale à Tonio,
quand la police vient l'arrêter.
La direction d'Antonio Pappano est
vraiment digne d'éloges. Finesse et précision dans les moments
de tension, extrême application lors des passages intimes. Contrairement
à la tradition vériste qui consiste à tout jouer d'un
bloc sans arrêt, Pappano aménage des pauses, marque des silences
et enchaîne sur des entrées de cordes remarquables. Bien sûr,
une partition aussi dense et ramassée ne peut être exécutée
de bout en bout de manière inspirée ; certains passages de
choeurs ("Ding dong") ne sont effectivement qu'accompagnés alors
que les airs en duo ("Decidi il mio destin") ou en solo ("No, Pagliaccio
non son !") sont magnifiquement complétés par les instruments,
solidarisés à l'ambiance orchestrale.
C'est au final une production de fort
bon niveau, au casting enthousiaste quoique surprenant et à la réalisation
soignée. Il est possible que la BBC, responsable de la prise live,
édite un jour prochain avec NVC arts la vidéo de cette soirée.
A voir, pour sûr.
P. Mirly