RAMEAU FAIT UN BREAK (DANCE)
Avant dernier chef-d'oeuvre de Rameau,
Les Paladins est une étonnante comédie-ballet d'un
jeune homme de 76 ans : c'est l'ultime création à laquelle
assistera le compositeur, qui mourra sans voir jouer ses Boréades.
Si le livret n'est pas vraiment inoubliable,
il a le mérite d'atteindre son objectif en fournissant quelques
scènes cocasses et le prétexte à de nombreux divertissements
dansés.
L'intrigue nous conduit dans le château
où Anselme garde prisonnière Argie, sa pupille, qu'il souhaite
bien épouser prochainement, tandis que celle-ci est éprise
d'Atis. Argie et sa suivante Nérine sont laissées à
la garde de leur geôlier Orcan, lorsqu'une troupe de Paladins déguisés
en pèlerins (et conduite par Atis) vient faire une heureuse diversion.
Orcan veut chasser ces intrus, mais se trouve bien vite enrôlé
de force dans la joyeuse troupe qui s'enfuit à l'annonce du retour
d'Anselme.
Argie avoue à son tuteur qu'elle
s'apprêtait à s'enfuir pour rejoindre celui qu'elle aime.
Anselme feint de lui rendre la liberté, mais arme Orcan d'un poignard
pour qu'il tue la jeune fille. Heureusement, le complot est déjoué
par Nérine qui prévient aussitôt les Paladins : Orcan
est désarmé par Atis et, menacé de mort par ce dernier,
finalement gracié par Argie.
Au dernier acte, les Paladins sont
maintenant retranchés dans le château auquel Anselme s'apprête
à donner l'assaut quand l'édifice se transforme en un magnifique
palais chinois. La Fée Manto apparaît qui lui propose un marché
: toutes ces richesses seront à lui s'il lui promet fidélité.
Guidé par sa rapacité, Anselme n'hésite pas longtemps
et lorsque la Fée fait entrer Argie, celle-ci découvre son
tuteur soupirant auprès d'une autre (ou plutôt d'un autre,
le rôle étant interprété par un ténor).
Mort de honte, Anselme doit renoncer à l'amour d'Argie et la Fée
Manto unit les deux jeunes amants.
Oeuvre étonnante par son originalité,
Les Paladins ne connut pas un grand succès à sa création
et quitta l'affiche après une quinzaine de représentations,
le public ne suivant pas le compositeur dans son renouvellement. Car c'est
bien d'un surprenant renouvellement qu'il s'agit, certains ensembles comiques
annonçant clairement ceux des compositeurs "bouffe" italiens. C'est
toutefois dans les ballets qu'éclate le plus le génie de
Rameau : un véritable bonheur d'invention musicale, de joie de vivre
aussi et d'effets musicaux inédits.
Pour cette re-création, le Châtelet
a fait appel à l'équipe Montalvo-Hervieu qui anime le Centre
Chorégraphique National de Créteil et du Val-de-Marne. L'univers
du chorégraphe José Hervieu revendique sa modernité
: break dance, hip-hop sont la base de son vocabulaire, même
si la cuisine est quelquefois relevée par des emprunts à
des styles plus classiques.
Le danger de ce genre d'approche est
bien sûr de voir plaquée sur une oeuvre baroque, une esthétique
qui lui est totalement étrangère, les deux mondes coexistant
sur scène sans jamais vraiment s'enrichir mutuellement (c'est le
cas de certaines mises en scène de Bob Wilson, par exemple). La
présente production n'évite pas totalement l'écueil
et les spécialistes du travail de Montalvo et Hervieu n'ont pas
manqué de le souligner.
Une frange du public est également
restée... perplexe : j'ai rarement entendu autant de hués
à la fin d'une première partie, surtout à la dernière
! Une autre partie du public, de fait la plus nombreuse, a, au contraire,
réservé au rideau final un triomphe tant aux interprètes
qu'à l'équipe de production, car ce spectacle est avant tout
un des plus plaisants, revigorants, dynamisants qu'on ait pu voir récemment
sur les scènes lyriques parisiennes. Plein d'imagination, drôle,
léger sans vulgarité, il remplit son contrat : redonner vie
(au sens propre du terme) à une oeuvre endormie sous quelques siècles
d'oubli.
Tous les interprètes vocaux
(solistes ou choristes) sont affublés de doubles dansants qui renforcent
chorégraphiquement les scènes chantées, tout en évitant
une banale paraphrase.
Les danseurs sont remarquables de
maîtrise, de naturel et d'humour.
Seul bémol, le vocabulaire hip-hop
et break dance reste malheureusement limité : l'expression
de la joie, de la colère, de l'agressivité et du jeu appartiennent
à son univers ; mais il est impuissant à exprimer des sentiments
plus délicats tels que l'amour ou la tristesse : lorsqu'ils surgissent,
la scène est d'ailleurs débarrassée de toute intervention
chorégraphique. De toute façon, l'oeuvre est avant tout une
comédie.
Pas ou peu de décors, mais une
large gamme d'effets vidéo tous plus surprenants les uns que les
autres. D'une part, des défilés d'animaux plus ou moins exotiques,
prétextes à des gags ou à des surprises visuels (1).
D'autre part, un jeu très astucieux entre les "vrais" danseurs et
leur double "à plat" : soulignons, en particulier, un magnifique
duo entre une danseuse et son image qui se métamorphose en papillon,
rare moment de poésie de la soirée.
C'est sans doute souvent sans rapport
réel avec l'action, mais magnifiquement réalisé, imaginatif
et éclatant de vie, au diapason de la musique de Rameau.
En matière de chant, le bilan
est plus mitigé.
Topi Lehtipuu et François Piolino
sont tout simplement superbes vocalement (et physiquement !), se jouant
d'une tessiture meurtrière sans recours excessif à la voix
mixte, toujours compréhensibles : de vrais grands talents, chanteurs,
acteurs et danseurs tout à la fois.
Face à cette jeunesse, Laurent
Naouri est un peu en retrait : timbre vieillot, fausse décontraction
et manque de naturel sont les principales réserves. Obligé
de danser et de jouer la comédie, il en oublie même de prononcer
distinctement son texte ; un comble quand on songe qu'on lui reproche habituellement
de sur-articuler !
René Schirrer est le maillon
faible du spectacle ; le rôle n'est pas très long, mais ses
maigres interventions restent un supplice : pas d'articulation, un volume
confidentiel, un timbre sec et surtout le tic d'aboyer systématiquement
les attaques pour essayer de passer la rampe, ce qui nous conduit à
n'entendre qu'une syllabe sur quatre et un mot sur mille.
Côté féminin, on
reconnaîtra à Stéphanie d'Oustrac d'authentiques moyens,
malheureusement gâtés par une diction calamiteuse qui transforme
ses interventions en de longues traversées du désert. Malgré
un volume vocal plus réduit, Sandrine Piau est heureusement un peu
plus compréhensible.
C'est d'ailleurs là que réside
ma principale frustration vis-à-vis de ce spectacle, donné
sans surtitres, vraisemblablement pour ne pas détourner l'attention
des spectateurs des danses et autres effets vidéo (il y a tellement
de choses à découvrir qu'il faudrait vraiment voir ce spectacle
plusieurs fois pour en apprécier les inventions) : si la symbiose
Montalvo/Rameau s'établit bien dans les scènes de danse,
ce n'est plus vraiment le cas pour les passages chantés auxquels
nous ne comprenons pas grand-chose ; la meilleure preuve en est que le
public rie souvent aux nombreux effets visuels, mais pratiquement jamais
à la fantaisie des dialogues.
Dans la fosse, William Christie perd
cette attitude un peu compassée qui le caractérise : on l'aura
rarement vu diriger avec un tel entrain un orchestre plein de tonus (mais
pas exempt de problèmes techniques) et des choeurs en très
grande forme.
Placido CARREROTTI
______
(1) Pas toujours
originaux, à l'image de la multiplication des lapins d'un magicien,
tout droit sortie des dessins animés de Tex Avery des années
40.