PRIMO LA PAROLA
Sous le règne de Pausole, roi
de Tryphème, chacun a le droit de tout faire et de tout dire, hormis
celui de nuire à son voisin. Le roi lui-même a peu de volonté
et pour s'éviter la peine de choisir, son harem comprend autant
de femmes qu'il y a de jours dans l'année (366 donc, car ce roi
très prudent a prévu les années bissextiles). Mais
pour ce qui est de sa fille unique, la jolie Aline, le voilà moins
libéral : il entend qu'elle reste ingénue et prude. Une troupe
de ballet vient à la cour et, dans la nuit, la belle s'enfuit avec
le premier sujet... Elle apprendra par les travaux pratiques ce que c'est
qu'un travesti. Conseillé de nuit par le ministre Taxis et de jour
par le page Giglio, le Roi part à la recherche de sa fille chérie.
Au deuxième acte, le hasard
mène la troupe dans la ferme même qui héberge les amours
d'Aline et de Mirabelle (la femme qui se fait passer pour un homme qui
se fait passer pour une femme : suis-je clair ?). Déguisé
en fermière, le page peut tromper une Mirabelle perplexe et approcher
d'Aline qui se découvre préférer, dans un trio, "le
dur baiser de la fermière au doux baiser du travesti". Pendant ce
temps, notre roi découvre les plaisirs de la ferme et de son bon
lait frais, ce qui nous vaut une irrésistible parodie de l'air du
Roi de Thulé et de sa coupe en or, toute bosselée.
Tandis que le page aide les amoureuses
à s'enfuir et que Diane (l'épouse du jour à qui il
ne reste que quelques heures pour assouvir le désir contenu de 365
jours de patience !) tente de ramener le roi vers le lit nuptial, le harem
se révolte : Pausole a vite fait de répondre favorablement
à toutes les revendications et l'acte se termine par l'hymne tryphémois
: "Nous demandons qu'on nous foute la paix" (1).
Au dernier acte, nous sommes à
l'Hôtel du Sein Blanc et de Westphalie réunis : la patience
de Diane est enfin récompensée, mais, à son insu,
par le page Giglio. Au matin, Pausole est un peu surpris, mais finalement
ravi d'apprendre ses performances nocturnes (il apprendra plus tard son
infortune).
Le petit-déjeuner nous vaut
une amusante "entrée du chocolat espagnol" avec castagnettes obligato.
Tandis que l'eunuque Taxis, qui a compris toute l'affaire, tente de ramener
Mirabelle dans le droit chemin - il en perdra son portefeuille : c'est
toujours délicat pour un ministre ! -, Giglio paie à nouveau
de sa personne pour convaincre Aline de la supériorité masculine
dans les choses de l'amour.
"Sondé" par le page, Pausole
explique à Giglio que la meilleure façon d'obtenir le consentement
d'un père, c'est de commencer par s'en passer. Pris ainsi au piège
de sa morale indulgente, le roi se voit obligé d'accepter le mariage
d'Aline et Giglio : "Après ma femme, ma fille : décidément,
vous avez un penchant pour ma famille !".
Voilà résumée,
en quelques lignes, la trame de l'excellent livret d'Albert Willemetz :
sur ce vaudeville digne de Feydau, le chansonnier a composé des
couplets et des dialogues drôlissimes que l'utilisation de l'alexandrin
rend plus comiques encore. C'est dire si une bonne articulation du texte
est ici primordiale pour permettre au public d'en apprécier la saveur
sans un excès de concentration.
D'autant que la musique d'Arthur Honegger
reste bien éloignée des standards de l'opérette. Du
Honegger un peu dévergondé, ça reste quand même
du Honegger : une musique savante, refusant la mélodie facile, une
oeuvre hétéroclite jouant du mélange des styles ;
rien de la recherche d'un succès garanti, une seconde audition rendant
plus palpables les beautés et les richesses de cette oeuvre étrange.
On est loin des partitions charmeuses et immédiatement accessibles
de Christiné pour Dédé ou d'Yvain pour Là-Haut,
musiques en communion idéale avec le texte de Willemetz (2).
Du point de vue de la diction, les
artistes réunis pour cette production sont quasiment tous exemplaires.
Lionel Peintre est tout bonnement excellent
en Pausole : vocalement, ce n'est pas parfait (surtout au démarrage,
avant que la voix ne chauffe), mais la composition est épatante
; il apporte un grain de folie, un côté déjanté
(on se rappelle de lui dans "V'lan dans l'oeil", il y a quelques années
à Favart) qui compense sa relative jeunesse (3).
Le ministre Christophe Crapez associe
une vraie voix de ténor d'opéra à un talent comique
indéniable. Yves Coudray chante aussi parfaitement et se montre
très à l'aise dans son rôle de séducteur alliant
charme et gouaille. Cassandre Berthon nous gratifie d'une fort jolie voix
dans la princesse Aline, elle aussi très à l'aise scéniquement.
La composition de Françoise
Masset en travesti est certainement la plus originale, la plus crédible
et la plus aboutie : physiquement et vocalement, c'est la séduction
même ; techniquement, c'est sans doute l'artiste la plus accomplie
du plateau.
Edwige Bourdy est hilarante en Thierrette
(prononcez "tirette") avec un charmant accent méridional qui renforce
le comique, jamais caricatural, de ses interventions (4).
J'aurai plus de réserves vis-à-vis de Marie-Thérèse
Keller : certes, les moyens vocaux sont largement supérieurs à
ceux de ses collègues, mais sa technique d'émission, qui
consiste à mettre un peu trop la voix dans le masque, rend l'articulation
moins assurée ; difficile dans ces conditions de saisir tous le
sel du texte, ce qui est plutôt frustrant. En Dame Perchuque, Christine
Gerbaud est un peu juste vocalement (un placement de voix assez similaire
à celui de Marie-Thérèse Keller) et la mise en scène
la ridiculise exagérément. Enfin, Paul-Alexandre Dubois est
impeccable en Métayer.
Après une ouverture un peu brouillonne,
le jeune chef d'orchestre Sébastien Rouland conduit ses troupes
avec succès, réussissant l'alternance des styles d'une partition
compliquée et suivant les chanteurs sans jamais les couvrir. Sans
se hisser au niveau de formations plus prestigieuses, les choeurs et l'orchestre
de l'Opéra de Toulon remplissent très correctement leur mission.
La chorégraphie reste très
légère, plutôt "Folies Bergères", mais évitant
le mauvais goût : les danseuses sont clairement plus à l'aise
dans les sourires que dans les entrechats, mais on ne leur en demande pas
beaucoup plus.
La scénographie marque les débuts
dans le genre du plasticien Daniel Buren et c'est assez réussi :
un décor mouvant, "à tiroirs", fonctionnel, très géométrique,
mais non dénué de charmes grâce à l'utilisation
de couleurs très vives. Les costumes de Jean-Pierre Capeyron sont
spectaculaires, généralement en harmonie avec le décor.
A noter : des pantalons à rayures qui rappellent les célèbres
colonnes... de Buren !
Malgré quelques recherches,
je n'ai pas trouvé de photos de la production originale : j'aurais
pourtant tendance à parier que les artistes féminines devaient
être plus que légèrement vêtues, de sorte que
le succès de l'ouvrage devait autant à l'étalage de
beautés dénudées qu'aux qualités de l'oeuvre
elle-même. C'est sans doute ce rapport au nu qui est le plus difficile
à restituer aujourd'hui : une reconstitution s'inspirant des nombreux
témoignages cinématographiques parvenus jusqu'à nous
("Gaumont Actualités présente : le tout-Paris se presse
à la première de la nouvelle revue des Folies-Bergères")
était possible ; toutefois, elle n'aurait guère eu de sens
pour le spectateur contemporain. D'ailleurs, l'expression même légèrement
vêtu" a quelque chose de désuet (au mieux), dans une société
où des lycéennes à peine pubères font dépasser
du pantalon le string, cadeau des parents pour Noël. Dans cette optique,
Mireille Larroche a du mal à trouver le ton juste et à gérer
cette problématique plutôt masculine. Son utilisation du nu
- trois artistes : deux femmes et un homme,pas tous beaux à voir
: les femmes portant d'ailleurs une culotte couleur chair - a quelque chose
de froid et de clinique. Autre exemple : là où une oeillade
"à la Maurice Chevalier" en dirait suffisamment, pourquoi simuler
un coït ?
Pour le reste, la troupe est bien menée
et le spectacle déjà bien sur les rails dès la première.
Une réussite donc, mais en
demi-teintes.
Placido CARREROTTI
Notes
(1)
Je ne résiste pas à citer le discours du Roi Pausole au final
de l'acte II : une prémonition que le temps aura rendu plus émouvante
que drôle.
"Vous êtes heureux et libres
Le budget est en équilibre
Vous n'avez pas un seul chômeur
Votre argent garde sa valeur.
Même lorsque la Bourse baisse
Vous avez de l'or plein vos caisses
Bien que tout ne soit pas pour rien
Vous vivez quand même très
très bien.
Quand on songe aux pays des autres,
On se trouve bien dans le nôtre.
C'est pourquoi certains étrangers
Avec nous voudraient bien changer,
Pourquoi certains nous asticotent
Et font entendre un bruit de bottes,
Pourquoi certains amis suspects
Voudraient bien troubler notre paix.
(...)
A ton voisin, il ne faut jamais nuire
A ton voisin, jamais tu ne nuiras.
Mais à part ça, fait
tout c'que tu désires,
Mais à part ça, fait
tout c'que tu voudras.
Y'en a plein l'dos d'avoir toujours
des guerres,
Depuis Clovis, depuis Hugues Capet.
Pour être heureux, nous ne demandons
guère :
NOUS DEMANDONS QU'ON NOUS FOUTE LA
PAIX "
Quelques années plus tard, c'était
la catastrophe de 39-40 : d'autres étaient bien décidés
à ne pas "nous foutre la paix".
(2)
Deux oeuvres reprises à Paris en 1998 : Dédé dans
cette même salle Favart et Là-Haut au Théâtre
des Variétés.
(3)
Une incarnation sans doute très différente de celle du créateur
Dorville qu'une photo du programme nous montre comme un vieux viveur :
une bonne génération les sépare.
(4)
Ces interventions sont nombreuses, mais secondaires par rapport à
l'intrigue : c'est pourquoi je ne les mentionne pas dans mon rapide résumé.
(5) Plus de 400 représentations
: je ne croirai jamais que c'était pour la musique d'Honegger !