Fable
amère et silencieuse, opéra sur l'âme prise au piège
d'une réalité, opéra où le mot de Maeterlinck
est son pur - car chargé de toutes les virtualités - Pélléas
et Mélisande est une oeuvre difficile, un rien précieuse
(la fameuse "Ode au silence"), ennuyeuse parfois, mais pour certains seulement.
Tout Debussy est là aussi, dans le pathétique en instance,
la clarté sous-jacente, le non-dit énigmatique. Le tragique
ici naît de l'inachèvement permanent de l'action et de la
musique, même s'il s'agit bien d'un drame de fer et de sang refusant
les poses des héros traditionnels pour créer un naturel nouveau.
De toutes les complexités de
l'oeuvre, Olivier Bénézech a entrepris de faire table rase.
On nage avec sa production dans un saisissant bain de poésie avec
une exploitation juste et dramatique du texte parfois risible du poète
belge. Dans des éclairages cernés de toutes les nuits d'amour
triste puis de mort imminente, jamais le plus beau poème d'amour
du théâtre lyrique (Tristan est le deuxième) n'aura
paru aussi intensément vécu. Comme débarrassé
de son cocon de pénombre intellectuelle. Encore un drame bourgeois
alors ? Oui mais truffé de mystère, dans un jeu constant
entre onirisme et réalisme.
L'étouffant écrin décoratif
conçu par le metteur en scène avec la complicité de
Caroline Constantin est somptueux, judicieux ; Golaud surprend les héros
du haut d'une passerelle donnant sur un vide angoissant et lugubre, Mélisande
meurt sur un océan de gaze comme un prolongement de sa chevelure,
le sol, lunaire, change au gré des lumières... Rien n'entache
cette exemplaire production.
Plaisir également de trouver
une distribution francophone qui rend justice aux intentions du compositeur
et de son librettiste. On pouvait se passer des surtitres. Non négligeable
et rare !
Avec ses emportements à la
vaillance superbe, le Golaud de Marcel Vanaud promène dans cette
histoire de malentendu et de meurtre (la scène où il fourbit
son épée face à Yniold donne le frisson) les cernes
et les stigmates d'un jaloux pathétique. La voix du baryton belge
est à son zénith dans ce rôle complexe. Murmurant autant
que solennel, confident et confesseur, Christophe Fel rend ses lettres
de noblesse à un Arkel tout d'intériorité et de retenue.
Soumise et maternelle (autre bonne idée de Bénézech)
Marie-Thérèse Keller lit sa lettre comme une grande page
de grégorien, tandis qu'Elena Golomeova, si elle tire habilement
son épingle du jeu avec un Yniold futé et présent,
le contraire de l'empoté geignard qu'en font généralement
les petits garçons sopranos...
Le couple vedette est exaltant. Nathalie
Manfrino transfigure littéralement un rôle ingrat. Tout
au long du spectacle elle semble ne pas savoir comment se définir.
C'est très bien ainsi. Le timbre a cette ombre et cette langueur,
cette luminosité, cette perpétuelle interrogation, cette
impeccable insaisissabilité propre à Mélisande. Frappé
comme sa partenaire du même sceau de la mort, Nicolas Rivenq chante
un Pelléas d'une troublante vérité car toujours viril
et naturel, à la souplesse vocale racée, l'intonation juste.
Au pupitre de l'Orchestre Philharmonique
de Nice, Marco Guidarini a choisi pour sa part une approche intimiste avec
des sonorités presque étouffées, sourdes, des couleurs
pastels d'une délicatesse inouïe. Un lyrisme avoué et
morbide qui grandit en force et en puissance dans une atmosphère
irrespirable, suffocante. Nous forçant à garder les yeux
ouverts sur la mort implacablement au travail.
Christian COLOMBEAU