FUMISTERIE ?
J'ai déjà mentionné
ici le risque pour un critique de s'attaquer à une oeuvre contemporaine
: les recensions de la première de Carmen suffiraient à
freiner toutes les ardeurs. Aussi, comment ne pas trembler d'inhibition
devant un nouvel ouvrage, quand on est averti des complexités de
la partition ?
Ces réserves faites, la critique
qui suit pourra en choquer plus d'un, et je cède d'avance la parole
à tout contradicteur avec humilité (1).
Disons tout de suite que l'oeuvre de
Dusapin connaîtra un beau succès public au rideau final (2):
pas une seule huée pour une création contemporaine, cela
vaut d'être signalé.
J'aurais mauvaise grâce à
nier que j'ai passé une excellente soirée; pourtant, je n'arrive
pas à adhérer à l'enthousiasme général.
Le livret d'abord. L'intrigue tient
en quelques scènes.
Perelà, un homme fait de fumée,
sorte de Monsieur Hulot avec un vibrato, débarque dans une
petite ville italienne dont il fascine la population qui en fait "Le Maître
du Code" (on est prié de prendre son front dans les mains avec un
air inspiré alla Malraux).
En particulier, la Marquise Di Bellonda,
qui en tombe amoureuse (comme ça, tout de suite).
Tout va pour le mieux jusqu'à
ce qu'un abruti s'immole par le feu, s'imaginant imiter Perelà :
la foule change d'avis du tout au tout (si je cédais à la
facilité, je dirais qu'elle brûle ce qu'elle a adoré...).
On condamne Perelà à la prison (le public est prié
d'y voir une allégorie de l'incompréhension des masses envers
la Différence). Seule la Marquise le défend au procès.
Bien entendu, l'homme de fumée
n'est guère gêné par les barreaux. Fin.
Comme on le voit, on n'est loin de
Piave ou Cammarano (c'est dire...) pour ce qui est de l'élaboration
dramaturgique : pas de profondeur psychologique (les personnages ne sont
qu'esquissés), pas de progression dramatique, mais une suite de
scènes un peu figées ...
Il se peut qu'un compositeur commette
l'erreur d'utiliser une oeuvre littéraire forte, mais qui manque
du caractère dramatique indispensable à son adaptation scénique.
Mais peut-on dire qu'on tienne une telle oeuvre avec le roman de Palazzeschi
sur lequel la critique de son temps hésitait entre génie
et fumisterie ?
Les extensions possibles du sujet (allégorie
christique, satire sociale ...) plaide pour une oeuvre riche ; mais à
l'inverse, la faiblesse du traitement plaide pour un relatif amateurisme,
au mieux un certain détachement de l'auteur par rapport à
son propre sujet. Au global, nos attentes sont quelque peu déçues.
Musicalement, l'oeuvre reste très
écoutable : la partition d'orchestre est particulièrement
élaborée, évoquant un peu une musique de film fantastique
(je galèje, mais les interludes sont assez "planants"), agrémentée
de quelques citations (une musique de scène sortie de Wozzeck).
Sans laisser indifférent, le
chant est plus uniforme, rappelant un peu Britten.
La volonté expresse de l'auteur
d'utiliser la langue italienne m'a paru une "fausse bonne idée"
tant les interprètes sont loin de maîtriser cette langue et
le style vocal inhérent : avec des chanteurs de style et d'accent
français ou anglais, c'est tout simplement ridicule.
En Perelà, John Graham-Hall
se taille un beau succès au rideau final : quand on pense aux huées
qui accueillent certains ténors qui ont sué sang et eau pour
aligner magnifiquement 10 contre-ut, on demeure perplexe devant l'accueil
enthousiaste réservé à ce vibrato envahissant, à
ces registres sans homogénéité (avec des sauts disgracieux
entre la voix de tête et celle de poitrine)...
Quant à l'acteur, il promène
un air absent, à la portée du premier venu.
Nora Gubisch débute mal et sa
première intervention est assez pénible (vibrato, voix fatiguée...),
mais heureusement, les choses s'améliorent ensuite très nettement.
L'interprète aurait sans doute intérêt à davantage
chauffer sa voix avant de monter sur scène.
C'est à la Marquise Oliva qu'est
d'ailleurs réservée la page la plus difficile et la plus
excitante de l'oeuvre : libérée, Nora Gubisch fait alors
preuve d'une belle aisance et d'un magnifique tempérament.
Dominique Visse est un Archevêque
très drôle à condition de supporter sa voix de crécelle
et un anticléricalisme particulièrement daté (un prêtre
hystérique en jupette avec phallus géant en caoutchouc, on
n'avait rien vu de plus moderne depuis les premiers Bunuel !). Il faut
dire que le roman fut écrit en 1911.
Dans un rôle un peu court, Youngok
Shin est une reine "de luxe" qui triomphe sans peine de ses coloratures
un rien gratuites.
Scott Wilde est un peu frustre dans
ses diverses interventions ; les autres rôles sont correctement tenus.
La mise en scène de Peter Mussbach
est très théâtrale et les chanteurs sont tous excellemment
dirigés. Le dispositif scénique imaginé par Erich
Wonder fait mouche, il est assez beau et parfois spectaculaire; de magnifiques
éclairages contribuent à la mise en valeur du décor.
Les costumes sont pour la plupart globalement superbes, si l'on excepte
ceux de danseurs transformés en gargouilles, grotesques et un peu
hors de propos.
Enfin, James Conlon dirige efficacement
une partition qui demande de la part du chef plus de métier que
de génie; quant à l'orchestre, il prouve une fois de plus
qu'il a atteint un très haut niveau.
Placido Carrerotti
1.
Mais faut pas pousser non plus ...
2. Comme le fameux Henry
VIII de St-Saëns ou le Songe d'une nuit d'été ... d'Ambroise
Thomas.